Alexandre Baradez : “C’est le bon moment pour lancer des innovations comme les stablecoins en euro”

Alexandre Baradez : “C’est le bon moment pour lancer des innovations comme les stablecoins en euro”

Alors que les taux japonais explosent et que les marchés obligataires s’agitent, l’Europe bénéficie d’un regain d’attractivité. Pour Alexandre Baradez, analyste pour IG, c’est le moment idéal pour renforcer sa souveraineté monétaire avec des initiatives comme les stablecoins en euro.

The Big Whale : On parle beaucoup du Japon ces derniers jours, notamment avec un forte remontée de ses taux obligataires. Quel est le contexte actuel là-bas ?

Alexandre Baradez : Le Japon est dans une situation vraiment singulière. Pendant des années, la Banque du Japon (BoJ) a absorbé une part massive de la dette souveraine émise par le gouvernement, ce qui lui a permis de maintenir des taux d’intérêt extrêmement bas, voire négatifs. À plusieurs moments, comme en 2016 ou en 2019, le taux à 10 ans est descendu jusqu’à -0,28 %, ce qui reflétait à la fois une inflation très faible et une croissance molle, avec peu de pression salariale. Après la crise Covid, la BoJ a tenté de garder la main sur la courbe des taux via le “Yield Curve Control”, en plafonnant les taux longs, par exemple à 0,5 %. Pour maintenir cette limite, elle devait acheter énormément d’obligations. Mais face à une inflation qui a fini par s’établir autour de 3,6 % — soit davantage qu’en Europe — et à une dynamique salariale plus soutenue, elle a été contrainte d’assouplir ce contrôle. Résultat : le taux à 10 ans flirte désormais avec 1,6 %, du jamais vu depuis 2008, et les taux à 20 et 30 ans atteignent des niveaux record. C’est une vraie normalisation, mais qui vient heurter un système longtemps habitué à une anesthésie monétaire.

Pourtant, les taux au Japon restent bien inférieurs à ceux des États-Unis. Pourquoi parle-t-on d’une tension spécifique sur les taux japonais ?

Parce que le Japon partait d’un point très bas. Et surtout, le choc ne vient pas tant du niveau absolu que du changement de paradigme. Le Japon était un îlot de stabilité déflationniste pendant trois décennies, avec des politiques monétaires ultra-accommodantes. Or, aujourd’hui, il est rattrapé par une inflation durable, des hausses de salaires, et une volonté de la BoJ de réduire ses interventions. Elle a baissé drastiquement ses achats d’obligations, ce qui oblige les banques, les assureurs, les fonds de pension ou les investisseurs étrangers à prendre le relais. Et ça, le marché a du mal à l’absorber, d’autant plus que le Japon reste très endetté — plus de 200 % du PIB — ce qui soulève des doutes sur la soutenabilité budgétaire à long terme.

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Vous évoquez aussi un impact global. En quoi la normalisation japonaise déstabilise les marchés mondiaux ?

C’est lié au fameux “carry trade”. Pendant des années, les investisseurs empruntaient à très bas taux au Japon — où l’argent ne coûtait rien — pour investir dans des actifs plus rémunérateurs ailleurs, notamment dans les Treasuries américains. Mais dès que les taux japonais se tendent, même un peu, ce différentiel d’intérêt s’amenuise. Cela rend ce type d’arbitrage moins attractif, et certains débouclent leurs positions. C’est exactement ce qui s’est produit l’été dernier : la BoJ a relevé la tête de manière inattendue, le Nikkei a dévissé de 30 %, et les marchés mondiaux ont été secoués. On a vu le VIX — l’indice de la peur — s’envoler temporairement. Aujourd’hui, les tensions sont moins brutales, mais les doutes persistent.

“Les taux longs restent très élevés, sans que ce soit justifié par les fondamentaux économiques à court terme”

Les États-Unis sont aussi touchés. On assisté la semaine dernière récemment à une adjudication ratée…

Oui. Il y a quelques jours, le Trésor américain a émis des obligations à 20 ans, et le “bid-to-cover” — qui mesure le ratio entre la demande et l’offre — était nettement plus faible que d’habitude. Ce n’est pas dramatique en soi, mais c’est un signal : l’appétit pour la dette américaine s’effrite, et pas seulement pour des raisons techniques. Il faut le lire dans un contexte plus large : une guerre commerciale rampante, un plan fiscal très coûteux porté par Trump qui alourdirait encore la dette publique, et une Fed qui reste, pour l’instant, immobile sur ses taux. Résultat : les taux longs restent très élevés, sans que ce soit justifié par les fondamentaux économiques à court terme, notamment une inflation qui ralentit.

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Est-ce qu’on peut parler de début de “crise obligataire” ?

Pas encore, mais on a vu des mouvements de marché anormaux. Par exemple, début avril, quand Trump a annoncé ses taxes, les taux à 10 ans ont bondi de 60 points de base en quelques jours. Ce n’est pas un krach au sens classique, mais c’est un signal de stress évident. Le VIX est monté à 60, ce qui est rare. Et le plus important, c’est que ce genre de mouvement peut avoir des effets très concrets : les taux hypothécaires sont indexés sur les taux longs, donc une tension sur les Treasuries pèse directement sur l’immobilier et la consommation aux États-Unis. Si l’emploi venait à se dégrader, ce serait un déclencheur pour une nouvelle phase de stress.

Et justement, que faudrait-il pour que les taux se détendent à nouveau ?

Il faut que la situation américaine redevienne lisible. Cela passe d’abord par la fin de l’escalade commerciale : si Trump réussit à signer des accords avec la Chine et l’Europe, cela apaisera les marchés. Ensuite, la Fed pourra intervenir en baissant ses taux, probablement à partir de septembre. Mais attention : si la baisse des taux intervient parce que l’économie dérape et que l’emploi plonge, ce ne sera pas une bonne nouvelle pour les marchés. Ce serait alors une baisse contrainte, dans un contexte de ralentissement généralisé.

Est-ce que les stablecoins peuvent jouer un rôle dans ce contexte ?

Absolument. Les émetteurs de stablecoins sont devenus des acheteurs massifs de dette américaine. Avec des taux élevés, c’est même une période très favorable pour eux : ils placent les réserves en Treasuries, bien rémunérées, tout en émettant de la monnaie numérique adossée. Les États-Unis l’ont bien compris : c’est un outil de souveraineté. Plus il y a de stablecoins en dollars, plus il y a d’acheteurs indirects de dette américaine. Cela pose la question, pour l’Europe, de développer des alternatives crédibles. Lancer des stablecoins en euro, adossés à de la dette européenne, serait une excellente initiative à la fois économique et stratégique.

“Les stablecoins renforceraient l’usage de l’euro dans les paiements internationaux, mais créeraient aussi une nouvelle source de demande pour la dette européenne”

Justement, l’Europe semble bénéficier d’un regain d’intérêt. Comment l’expliquer ?

Il y a une vraie rotation des flux en faveur de l’Europe depuis le début de l’année. Ce sont des investisseurs internationaux — parfois même américains — qui rééquilibrent leurs portefeuilles. L’Europe est perçue, malgré une croissance modérée, comme une zone de stabilité. La BCE a baissé ses taux, sans les écraser, ce qui donne un équilibre intéressant : des financements accessibles, des taux attractifs pour les investisseurs, une inflation en repli… C’est le bon moment pour lancer des innovations financières comme les stablecoins en euro ou des émissions de dette mutualisée. Il faut profiter de ce vent favorable.

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Vous dites que c’est le bon moment pour lancer des stablecoins en euro. En quoi ces instruments peuvent-ils renforcer la souveraineté monétaire européenne dans le contexte actuel ?

Les stablecoins en euro pourraient jouer un rôle stratégique majeur pour l’Europe. Aujourd’hui, on observe que les émetteurs de stablecoins en dollars, comme Circle ou Tether, sont devenus des acheteurs massifs de dette américaine. C’est un cercle vertueux pour les États-Unis : plus la demande en stablecoins est forte, plus ils émettent de dollars numériques adossés à des bons du Trésor, ce qui soutient leur marché obligataire et renforce l’hégémonie du dollar. L’Europe, elle, n’a pas encore pris ce virage. Pourtant, elle bénéficie actuellement d’un afflux de capitaux, d’une perception de stabilité et d’une demande accrue pour ses actifs, y compris sa dette. C’est donc une fenêtre idéale pour développer des stablecoins en euro. Non seulement cela renforcerait l’usage de l’euro dans les paiements internationaux, mais cela créerait aussi une nouvelle source de demande pour la dette européenne. Ce serait un levier de souveraineté monétaire et financière que l’Europe aurait tout intérêt à activer sans tarder.

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Un mot sur l’euro, justement. Sa remontée face au dollar est-elle problématique ?

Pour les exportateurs européens, oui. Gagner 15 % sur la monnaie en quelques mois, ce n’est pas anodin. Mais il faut distinguer les achats “par défaut” — on vend le dollar par crainte de l’économie américaine — des achats “d’adhésion”. Ce qu’on voit actuellement, c’est un mélange des deux : les investisseurs veulent aussi s’exposer à la zone euro, ce qui soutient l’euro. Tant qu’on reste dans une zone entre 1 et 1,20 dollar, ce n’est pas une catastrophe pour les industriels européens. On est encore dans des niveaux acceptables.

Et le Bitcoin dans tout ça ?

Il a joué son rôle d’actif refuge lors des épisodes de stress, mais il reste fortement corrélé au Nasdaq. On a vu une belle poussée vers 110 000 dollars, mais je pense qu’il pourrait revenir vers les 90 000 ou même un peu en dessous avant d’éventuellement repartir. La clé, c’est la baisse des taux de la Fed, la fin des incertitudes commerciales, et une détente sur les actions. Si tout ça s’aligne, alors oui, on pourra viser les 130 000 ou 150 000 dollars. Mais dans l’immédiat, le marché est encore un peu trop euphorique. Un repli technique serait sain, et constituerait même une bonne opportunité d’achat pour les investisseurs de moyen terme.

Pourquoi estimez-vous que les actions tech peuvent encore reculer ?

Parce que les valorisations sont redevenues exigeantes dans un contexte qui reste incertain. Le Nasdaq, par exemple, est remonté à plus de 21 fois les bénéfices, ce qui est élevé au regard des standards historiques, surtout avec des taux longs toujours au-dessus de 4,5 %. On a l’impression que le marché price déjà une suite idéale : désinflation, baisse des taux, retour de la croissance… Or, cette trajectoire est loin d’être acquise. Tant que les perspectives économiques, notamment sur la consommation et l’emploi, ne sont pas plus claires, ces multiples me paraissent difficiles à justifier. Une phase de repli ou de consolidation serait donc saine avant d’éventuellement repartir plus haut.

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