Une interview exceptionnelle. À quelques jours du second tour de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron a accepté de répondre à nos questions sur le numérique, les cryptos et les technologies, des thématiques peu abordées pendant la campagne, mais ô combien essentielles. C’est avec The Big Whale 🐳 que le candidat a décidé d’aborder ces sujets. À la fois pour faire le bilan de son action et pour donner sa vision de ce que serait son second mandat. Emmanuel Macron en a aussi profité pour faire des grandes annonces sur l’écosystème des start-up ou le cadre européen pour les crypto-actifs.
THE BIG WHALE : On parle de plus en plus du Web3. Qu’est-ce que cela représente pour vous ? Est-ce une opportunité ?
EMMANUEL MACRON : Une exigence et une chance à ne pas manquer. Celle que la France et l’Europe soient leaders des futures générations du web. La France a les actifs et les talents pour cela. Dans un monde où les ruptures technologiques précèdent la domination économique, c’est indispensable pour conserver nos emplois et notre indépendance. Mais un défi social et sociétal également : l’accélération du rythme technologique est déjà une force centrifuge importante dans nos sociétés, entre ceux qui maîtrisent les codes du numérique, de l’IA, du quantique, de la blockchain… et ceux, nombreux, qui en sont exclus. Nous devons veiller à ce que la technologie reste au service de la société et du progrès.
Lorsque vous êtes arrivé à l’Elysée en 2017, vous avez indiqué vouloir faire de la France une “start-up nation”, un pays capable de faire émerger des champions dans les secteurs technologiques d’avenir. Après cinq ans de mandat, quel bilan en tirez-vous ?
Fin 2017, la France comptait 3 licornes. Elle en compte aujourd’hui 26. Les investissements dans les start-up françaises ont été multipliés par 5 en 5 ans, et 2022 promet encore d’être une année record. Mais ce que je retiens surtout, c’est le formidable changement d’atmosphère auquel nous avons assisté. Aujourd’hui, les capitaux affluent, des centaines de milliers d’emplois sont créés dans tout le pays mais surtout nos meilleurs talents restent en France, se projettent et projettent en même temps notre pays dans l’avenir avec optimisme. C’est vital. Non seulement d’un point de vue économique, mais aussi parce que nous avons besoin de beaucoup plus d’innovation pour répondre aux grands défis sociétaux de notre époque : la transition écologique, le vieillissement de la population, le défi alimentaire, etc. Tout cela, c’est le fruit du travail des entrepreneurs, de leurs collaborateurs, mais aussi d’une politique de soutien systématique menée par le gouvernement : sur le financement, sur l’attractivité des talents, sur l’environnement réglementaire, sur l’investissement dans les technologies clés… sans oublier le discours général d’appui à l’innovation, essentiel, ou ce qui a été fait pour la couverture du territoire en fibre et en mobile. Au final, ce qui se construit pierre par pierre, c’est la souveraineté technologique de la France et de l’Europe. Mais il reste encore beaucoup de travail.
Si vous êtes réélu, quelle vision avez-vous pour les start-up françaises et la French Tech ? Quelles seraient vos priorités ? Nombre de licornes, niveau des investissements ?
Nous devons aller encore plus loin. Les 5 dernières années ont permis de rouvrir le jeu, mais cela reste insuffisant. L’économie mondiale mais aussi nos usages quotidiens sont encore quasi exclusivement dominés par des entreprises anglo-saxonnes ou chinoises. C’est pour cela que je nous fixe l’objectif, d’ici 2030, de faire émerger 100 licornes françaises et 10 géants européens. Nous avons besoin que nos entreprises soient à la fois plus nombreuses, plus puissantes et se développent dans les domaines critiques comme l’informatique quantique, les biotechnologies ou encore l’agriculture et l’énergie de demain. Pour cela, il faut massifier notre effort. Cela commence par les talents. Le numérique est une transition extrêmement profonde. Pour donner à notre société et notre économie les armes pour la maîtriser, nous devons faire un effort conséquent sur la formation. Si les Français me font confiance, nous généraliserons l’apprentissage du code et des usages numériques dès la 5e, et nous formerons 400 à 500.000 développeurs et experts informatiques supplémentaires sur le quinquennat. Nous devons profiter de cet effort pour mettre la mixité et la diversité sociale au cœur de l’écosystème.
Est-ce que vous considérez que la France et l’Europe en font assez en termes d’investissement sur les technologies ? Regrettez-vous que les nouvelles licornes, Ledger ou Sorare, aient été financées par des grands fonds américains ?
Là aussi, les choses progressent, mais nous devons aller plus loin. Ces dernières années, nous nous sommes concentrés sur la croissance des entreprises. Nous devons continuer, mais également faire en sorte que beaucoup plus de start-up se créent – et soient financées – chaque année. C’est pourquoi nous allons travailler dans deux directions. D’une part, encourager le financement des entreprises innovantes dans leurs premiers stades en rendant notre système fiscal plus attractif, en nous inspirant de dispositifs qui ont fait leur preuve chez nos voisins tels que le EIS/SEIS britannique. Ensuite, continuer à structurer l’industrie du capital-risque française et européenne – à la fois en lançant une deuxième initiative "Tibi" avec les investisseurs institutionnels, mais aussi en faisant en sorte d’opérationnaliser au plus vite les engagements de Scale-up Europe, qui doivent permettre de faire émerger de puissants fonds d’investissements européens. Avoir autant d’investissements étrangers dans notre écosystème est un atout dans la compétition internationale – et j’y suis très favorable dès lors que les sièges des start-up et les technologies restent en France, mais un écosystème puissant, c’est aussi une industrie financière du capital-risque européenne puissante. Nous pérenniserons par ailleurs les dispositifs fiscaux favorables à l’innovation, comme le CIR, le CII ou la JEI, qui ont prouvé leur efficacité.
La France dispose de nombreux ingénieurs, de plusieurs champions dans des secteurs comme la data, l’intelligence artificielle, le jeu vidéo ou la blockchain. Mais ils pèsent encore peu face aux géants américains et chinois. Ne prend-on pas le risque de louper encore une fois la nouvelle vague technologique comme on a raté celle d’Internet il y a 20 ans ?
Nous sommes en train de revenir dans le jeu mondial de la technologie et si nous continuons à mener les bonnes politiques, nous pouvons le gagner. Pour une raison simple : nous avons les meilleurs talents. Notre devoir, c’est de créer l’environnement qui les incite à rester en Europe. C’est ce qui est en train d’arriver : la conjonction des réformes mises en œuvre, de la covid et d’une recherche d’un meilleur équilibre en matière de qualité de vie sont des atouts majeurs pour notre continent. J’en veux pour preuve qu’en 2021, pour la première fois, l’Europe a créé plus de licornes que la Chine. Je veux aussi mentionner l’adoption récente du Digital Markets Act sous présidence française : c’est je crois le texte de régulation économique le plus important depuis le début du XXe siècle. En luttant contre les monopoles, on rouvre le jeu et on permet à de nouveaux acteurs d’émerger. Bref, le chemin est encore long mais si nous savons faire les efforts nécessaires, je suis très optimiste.
Vous avez parlé de “métavers européen”. Qu’entendez-vous par-là ?
Le Web3 et le métavers peuvent représenter une nouvelle étape du web que nous connaissons. Ma volonté c’est que l’Europe en soit un acteur central, à la différence de ce qui s’est passé jusqu’ici. Concrètement, je veux faire en sorte que les acteurs européens maîtrisent les briques technologiques associées au Web3 et au métavers pour ne pas dépendre des géants américains ou chinois. Nous avons déjà un terreau très fertile d’acteurs, que cela soit dans le champ de la réalité virtuelle et augmentée, dans les jumeaux numériques, la maîtrise des technologies blockchain… L’idée serait par exemple de soutenir des moteurs graphiques alternatifs, des technologies de captation, ou encore de travailler sur les défis à venir, comme la création d’univers immersifs qui reproduisent les propriétés physiques de notre monde. Les questions sont nombreuses, nous ne les connaissons pas toutes, mais je veux que nous nourrissions une approche stratégique et surtout un écosystème sur ces sujets. Bâtir un métavers européen c’est aussi produire, promouvoir et maîtriser nos contenus culturels et créatifs. Le métavers a un immense potentiel dans la culture et les loisirs grâce à ses applications dans la musique, concerts, expositions artistiques, etc. Nous ne pouvons réfléchir notre politique culturelle en dehors de cette révolution. Je souhaite que nos principaux établissements culturels développent une politique en matière de NFT, par exemple à travers la valorisation, la diffusion et la protection des jumeaux ou déclinaisons de leurs collections physiques. Enfin, la France à travers sa langue, son patrimoine, ses villes et villages, ses monuments, doit aussi exister dans le métavers. Je souhaite que nous puissions réfléchir à ce que serait un musée dématérialisé de l’histoire de France dans cet univers : quel formidable projet que de penser ce que serait une historiographie numérique de notre histoire collective.
Revenons au Web3 et aux cryptos. L’Europe pourrait être le continent leader sur le sujet, mais les députés européens viennent d’adopter des régulations très restrictives. Dans le même temps, certains pays, rares certes, font du bitcoin leur monnaie légale. N’y a-t-il pas le risque de passer encore une fois à côté d’une révolution majeure, alors que les études montrent que les Français et les Européens sont de plus en plus intéressés par ces nouvelles monnaies ?
Je crois qu’il faut en la matière s’appuyer sur des principes clairs. Il y a d’abord un enjeu clef de maîtrise technologique pour l’Europe autour de ces technologies d’avenir, qui dépassent très largement la question de l’innovation financière : nous devons être au rendez-vous. Nous avons, à ce titre, déjà des acteurs de premier plan en France : Ledger ou Sorare. Nous devons en faire émerger d’autres, et attirer les meilleurs sur notre territoire. Je constate, par ailleurs, qu’il y a une très forte appétence, notamment des jeunes générations, pour ces technologies et les services proposés, dont le potentiel d’application est énorme. Mais je ne crois pas à un secteur financier auto-régulé. Cela ne serait ni soutenable ni démocratique. A la puissance publique de poser les bons cadres pour permettre le développement du secteur dans la confiance, tout en favorisant l’innovation. Pour cela, il faut une approche pragmatique : qu’apporte la technologie, quels sont les problèmes réels (et non pas fantasmés), comment y répondons-nous ? C’était la philosophie retenue dans la loi Pacte, qui a posé de premières règles équilibrées dans ce secteur (fiscalité, comptabilité, cadre réglementaire pour les prestataires de service, etc). Nous devons maintenant assurer l’uniformité des règles sur le territoire européen pour créer un marché unifié. Je suis, dans ce cadre, pour que nous avancions rapidement sur le règlement MiCA, sur la base de l’approche équilibrée promue par le Conseil et inspirée du cadre français. La France sera très attentive à ce que le texte n’empêche pas l’innovation et reste aussi neutre que possible au plan technologique. Ce qui se passe doit aussi nous conduire à aller beaucoup plus vite sur le sujet de l’euro numérique.
L’autre révolution culturelle dont les pouvoirs publics paraissent souvent bien éloignés, c’est celle du jeu vidéo. Vous avez récemment tenu à aborder le sujet.
Même si ce serait mentir de dire que j’ai été un joueur très actif, je fais partie d’une génération qui a grandi avec le jeu vidéo – et qui mesure ce que celui-ci représente en matière de culture, notamment pour notre jeunesse. C’est un atout français dans le monde d’aujourd’hui : nous sommes une des grandes nations du jeu vidéo, reconnue partout dans le monde pour la richesse de ses œuvres, la qualité de ses formations et le dynamisme de son industrie. Nous avons la chance d’avoir une industrie française du jeu vidéo puissante (Ubisoft, Quantic Dream, Voodoo,…). Je n’oublie pas, non plus, à quel point le jeu vidéo participe de la question de la maîtrise des technologies avancées. Ce sera encore une fois vrai avec le Web3. Surtout, le jeu vidéo est un composant important du soft power culturel français, de l’image de notre pays à travers le monde. De notre capacité à comprendre les projections et les représentations de notre société, aussi. C’est pourquoi je veux que, là aussi, nous ayons une approche stratégique pour continuer à créer les conditions qui feront de la France LE pays du jeu vidéo : nous avons adapté le crédit d’impôt jeu vidéo, nous voulons le pérenniser et continuer à travailler sur le financement et les formations pour localiser et attirer les productions dans notre pays. Enfin, je n’oublie pas l’esport, autre domaine d’excellence française, avec des équipes comme Team Vitality ou la Karmine Corp. Nous avons, à cet égard, une opportunité historique : celle des JO de 2024. A nous d’en profiter pour faire le lien entre les Olympiades des deux mondes en accueillant cette année-là les plus grands évènements esportifs mondiaux : un major de CS:GO, les Worlds de League of Legends et The International de Dota 2. Si les Français me font confiance, nous y travaillerons dès mon élection. C’est cela, aussi, le rayonnement de la France.
Ces révolutions numériques peuvent être enthousiasmantes, elles peuvent aussi être excluantes. Que répondez-vous à ceux qui vous caricaturent comme un apôtre de la “start-up nation” et d’une forme de “solutionnisme” technologique ?
Le terme de “start-up nation”, je le revendique, mais une “start-up nation” ancrée dans les territoires, diverse et ouverte à tous les talents. À travers France 2030, je veux d’ailleurs réconcilier start-up et industrie. L’innovation et la prise de risque font écho à l’histoire profonde de notre pays. Nous devons à ce qui était alors une forme de “start-up nation”, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, certaines des plus grandes réussites technologiques et industrielles françaises de l’histoire. C’est vrai du train, de l’avion, de la chimie, des vaccins… C’est l’innovation, l’audace et le génie français qui ont fait notre grandeur et notre réussite. Mais, vous avez raison, nous avons le devoir de tenir compte de tous ceux qui se sentent aujourd’hui exclus de ce mouvement. C’est pour cela que j’ai, lors de mon quinquennat, autant insisté sur la lutte contre la fracture numérique. Jamais autant d’efforts n’ont été fait pour le déploiement de la fibre ni la réduction des zones blanches. Près de 2000 maisons France Services ont été ouvertes, et 4000 conseillers numériques accompagnent quotidiennement nos concitoyens dans leur maîtrise quotidienne des outils numériques. Si je suis élu, je pérenniserai ces postes et je doublerai leur nombre : il serait absurde de s’opposer aux transformations, mais nous avons le devoir d’accompagner et de former tous nos concitoyens à les maîtriser.