John Egan (Stripe) : “Nous voulons construire un réseau mondial pour les paiements et la trésorerie”

John Egan (Stripe) : “Nous voulons construire un réseau mondial pour les paiements et la trésorerie”

Longtemps discret dans l’écosystème crypto, Stripe a changé de braquet ces deux dernières années. Son responsable crypto, John Egan, nous a accordé une interview exclusive pour détailler la stratégie de Stripe et répondre aux questions brûlantes, dont la rumeur d’une blockchain maison.

The Big Whale : Stripe semble avoir accéléré très fortement dans la crypto. Vous avez acquis Bridge, puis Privy. Quelle est votre stratégie dans ce domaine ? Et faut-il s’attendre à d’autres acquisitions ?

John Egan : C’est une très bonne question, même si je ne peux pas trop commenter l’éventualité d’autres acquisitions. Ce que je peux dire, c’est que Stripe n’a jamais été étranger à l’univers des actifs numériques. Nous avons commencé à explorer ce domaine dès 2014, à une époque où Bitcoin était encore très dominant dans les discussions. L’enthousiasme initial portait beaucoup sur le potentiel de Bitcoin comme méthode de paiement… mais on s’est vite rendu compte que ce n’était pas viable. Qui aujourd’hui ne regrette pas les bitcoins dépensés il y a dix ans ? Personnellement, j’ai payé une nuit d’hôtel en France via Expedia en 2014 avec du BTC, et avec le recul, elle m’a coûté 65 000 dollars. C’est une anecdote qui montre bien que la volatilité n’était pas compatible avec le paiement.

Ce qui a vraiment tout changé, ce sont les stablecoins. Ils ont permis de concilier les promesses initiales des cryptos – rapidité, accessibilité, globalité – avec la stabilité nécessaire pour des cas d’usage concrets. Et dans cette perspective, leur adéquation avec la vision de Stripe est remarquable. Depuis notre création, nous voulons construire un réseau mondial pour les paiements et la trésorerie. Notre rôle, historiquement, a été de simplifier un système financier mondial complexe, fragmenté et inefficace. Avec les stablecoins, on a une couche de paiement programmable, interopérable, rapide et peu coûteuse. Cela ne change pas notre vision : cela la rend simplement bien plus puissante.

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Quels sont les produits crypto concrets aujourd’hui proposés par Stripe ?

Nous avons plusieurs produits déjà live. Le premier, c’est l’acceptation des paiements en stablecoins, lancée l’an dernier. C’est disponible pour tous les marchands qui utilisent Stripe aux États-Unis. Ils peuvent, en quelques clics, ajouter l’option de paiement en USDC, notamment via notre suite de paiement optimisée ou notre module de facturation. Cela prend littéralement dix minutes. L’intérêt est double : d’un côté, on touche des clients qui veulent payer en stablecoins, notamment dans l’IA ou la tech ; de l’autre, le marchand reçoit en fiat, comme avec une carte bancaire classique.

Ensuite, nous avons lancé les “payouts” en stablecoins, utilisés par exemple par Remote.com pour verser des salaires dans le monde entier. Dans ce cas, c’est l’entreprise qui paie en fiat, et le bénéficiaire qui reçoit en stablecoin. Cela permet de contourner les lourdeurs bancaires dans certains pays et d’offrir un accès rapide à des dollars numériques. Troisième produit : les comptes financiers en stablecoins. C’est une brique de gestion de trésorerie. L’exemple le plus parlant est celui de Shopify : les marchands peuvent recevoir des paiements en USDC et choisir de les conserver sous cette forme. Ce n’est plus un simple flux, c’est une vraie réserve de valeur.

Nous avons ouvert ce service dans 101 nouveaux pays où Stripe n’était pas disponible auparavant, comme l’Argentine, le Vietnam ou la Turquie. Grâce aux stablecoins, on peut y offrir des comptes en dollars numériques, avec la possibilité d’interagir avec les systèmes de paiement classiques (ACH, SEPA, etc.). Ça change la donne pour beaucoup d’entreprises qui exportent vers les États-Unis.

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“Tout semble indiquer que la finance mondiale s’oriente de plus en plus vers ces rails numériques”

Vous avez aussi lancé une carte adossée aux stablecoins en collaboration avec Ramp. Comment cela fonctionne-t-il ?

Oui, nous avons récemment introduit une solution de carte bancaire adossée à des stablecoins, avec Ramp comme partenaire initial. L’idée est simple : permettre à des marchands qui détiennent des USDC d’utiliser une carte pour effectuer des paiements dans le réseau traditionnel, par exemple pour payer AWS ou Google Ads. C’est une carte de débit classique, mais qui est “settled” en stablecoins.

Cela permet de connecter deux mondes : celui des blockchains et celui des rails bancaires historiques. Et tout cela repose sur l’infrastructure de Bridge, qui permet aussi l’émission de cartes, l’orchestration de paiements et des opérations de trésorerie globales. Par exemple, SpaceX utilise Bridge pour rapatrier en dollars les paiements Starlink reçus dans le monde entier.

Vous avez cité plusieurs chiffres impressionnants. À quel point les stablecoins pèsent aujourd’hui dans l’économie numérique ? Pensez-vous qu’ils vont devenir dominants ?

La dynamique est réellement saisissante. Si l’on regarde les volumes ajustés on-chain, les stablecoins ont atteint environ 7 600 milliards de dollars au cours des douze derniers mois. Et ce chiffre grimpe à 36 000 milliards si l’on prend en compte les volumes bruts non ajustés. C’est gigantesque. En termes d’offre, il y a cinq ans, les stablecoins représentaient à peine 10 milliards de dollars en circulation. Aujourd’hui, on est autour de 250 milliards, soit une multiplication par 25. On parle là d’un segment qui a connu une croissance exponentielle, alimentée à la fois par les usages B2B et B2C, même si le B2B reste encore environ 10 fois plus important à ce stade.

Est-ce que ces actifs finiront par remplacer les moyens de paiement traditionnels ? Il est évidemment trop tôt pour le dire. Mais quand on trace la courbe, la tendance est limpide. Tout semble indiquer que la finance mondiale s’oriente de plus en plus vers ces rails numériques, et pas seulement pour des questions techniques ou d’efficacité. C’est aussi une question d’inclusivité, de simplicité d’accès, notamment dans des pays où les systèmes bancaires sont sous-développés ou trop coûteux.

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Est-ce que l’intégration des stablecoins est bénéfique pour le business de Stripe ? Et attirez-vous davantage d’acteurs crypto-natifs ?

Absolument, sur les deux plans. Pour Stripe, les stablecoins sont une opportunité directe d’améliorer l’efficacité des paiements. Si vous regardez nos tarifs publics, les paiements par carte coûtent aujourd’hui en moyenne 2,9% + 30 centimes par transaction aux États-Unis. Pour les paiements en stablecoins, c’est environ 1,5%, soit une économie immédiate de 50% sur la commission. Cette baisse des coûts est bénéfique pour nous, car elle élargit le marché adressable, mais elle l’est aussi pour les marchands. C’est un double gain.

Sur le profil des utilisateurs, on constate une accélération très nette. Beaucoup de start-up, en particulier dans l’intelligence artificielle, paient leurs factures en stablecoins. Parfois par commodité, parfois parce que leurs premiers investisseurs étaient eux-mêmes des acteurs crypto. Leurs revenus sont en stablecoins, leurs fournisseurs sont globaux, et donc elles ont naturellement adopté ce standard. On voit aussi arriver des marketplaces numériques très axées sur les utilisateurs crypto, et même des commerçants plus traditionnels qui découvrent que ces rails permettent d’être globaux dès le premier jour.

Et puis il y a cette bascule culturelle. Jusqu’ici, on appelait « crypto-natifs » les utilisateurs avec un wallet Web3, exposés à Ethereum, Bitcoin, les NFT… Aujourd’hui, cette catégorie s’élargit. De plus en plus d’entreprises n’ont pas de crypto dans leur bilan, mais utilisent les stablecoins quotidiennement pour leur trésorerie. Ce sont aussi, à leur manière, des crypto-natives.

“Est-ce que Stripe pourrait un jour créer sa propre chaîne ? Rien n’est exclu, mais pour l’instant, ce n’est pas notre priorité”

Avec la montée en puissance de solutions couches secondaires (layer 2) ou l’annonce de la Robinhood Chain, Stripe pourrait-il à terme créer sa propre blockchain ?

C’est une question que l’on nous pose souvent. Aujourd’hui, nous opérons dans un environnement multi-chaînes. Nos produits fonctionnent déjà sur 7 à 8 blockchains différentes (et davantage via notre on-ramp), et nous avons une approche très agnostique. Le marché évolue vite, et notre rôle est de nous adapter aux préférences des utilisateurs, qu’ils soient sur Ethereum, Solana ou autre. Ce n’est pas à Stripe d’imposer une chaîne, mais de supporter celles qui répondent à nos exigences de fiabilité, de rapidité et de sécurité.

Maintenant, est-ce que Stripe pourrait un jour créer sa propre chaîne ? Rien n’est exclu, mais pour l’instant, ce n’est pas notre priorité. Ce que nous voyons émerger, c’est plutôt l’intérêt pour des « private stablecoins », émis par des marchands eux-mêmes, avec un contrôle plus poussé sur les réserves, la conformité ou l’intégration verticale. C’est ce que nous faisons avec USDB, issu du rachat de Bridge. C’est un stablecoin programmable, qui permet aux marchands d’avoir leur propre infrastructure de paiement numérique. C’est un changement de paradigme.

Vous avez aussi racheté Privy, qui permet de créer des wallets non-custodial facilement. Avez-vous rencontré des obstacles dans son intégration ?

Oui, c’est un vrai sujet. L’adoption des wallets non-custodial reste l’un des plus grands freins à la démocratisation de la finance on-chain. Le paradoxe, c’est que beaucoup d’utilisateurs découvrent les stablecoins dans un contexte très enthousiasmant – ils veulent participer à cette nouvelle économie, recevoir un paiement, accéder à des services – mais se retrouvent bloqués au moment de créer un wallet. La diversité des chaînes, des formats, des outils crée une forme de paralysie décisionnelle.

Privy nous permet de répondre à cela en offrant un kit de développement simple pour générer des wallets intégrés dans les apps. On l’a beaucoup vu sur les produits d’on-ramp : les gens veulent acheter du stablecoin, mais ne savent pas où l’envoyer. Avec Privy, on peut générer un wallet léger, sécurisé, dans l’environnement de l’utilisateur. C’est une avancée très significative. Mais soyons clairs : la pédagogie reste essentielle. L’expérience utilisateur sur les wallets doit encore s’améliorer pour franchir le cap de la mass adoption.

Le cœur du modèle économique de Stripe repose sur les frais d’intermédiation. Or, les stablecoins permettent de réduire drastiquement les coûts de transaction. Comment anticipez-vous l’évolution de votre business model dans ce contexte ?

C’est une excellente observation, et nous la partageons. Mais pour nous, ce n’est pas une menace : c’est une opportunité. Historiquement, Stripe proposait d’abord un outil de paiement, puis tout un ensemble de services financiers annexes : facturation, lutte contre la fraude (Radar), création d’entreprise (Atlas), gestion de trésorerie… L’intégration des stablecoins permet d’offrir cette suite complète dès le premier jour, et souvent à des clients qui ne pourraient pas en bénéficier autrement.

Il ne faut pas seulement regarder la baisse des commissions unitaires, mais aussi le gain d’efficience globale. Grâce aux stablecoins, on peut éliminer les coûts de change, de réseau bancaire, de correspondance interbancaire… qui pèsent aussi sur nous. Un marchand qui utilise Stripe en Argentine ou au Nigeria paye parfois des frais cachés importants pour convertir sa devise, recevoir en dollars ou transférer des fonds. Avec les stablecoins, ces coûts disparaissent. Et cela nous permet à la fois de baisser nos tarifs pour les utilisateurs et de préserver nos marges.

Il y a aussi une autre dimension : celle de la micropaiementisation. Avec l’émergence de l’agentic commerce – un futur où des agents intelligents interagissent entre eux de manière autonome – on s’attend à voir des milliards de transactions de faible valeur circuler. Des paiements de 0,01 ou 0,001 centime, par exemple. Ces flux n’ont de sens que si les frais sont eux-mêmes compressibles. Or les stablecoins sont facturés en pourcentage, sans coût fixe minimum. Cela ouvre la voie à une économie de la granularité, où le volume prend le relais sur la marge unitaire. Et Stripe est bien positionné pour opérer cette bascule.

“Stripe est d’ores et déjà une entreprise on-chain”

Vous évoquez la possibilité d’une Stripe « rebuilt on-chain ». Est-ce un objectif à long terme ? Est-ce réaliste de migrer une telle infrastructure vers la blockchain ?

Ce n’est pas un objectif théorique : c’est déjà en cours. Grâce aux comptes financiers en stablecoins, il existe aujourd’hui des dizaines de pays où la seule interaction des utilisateurs avec Stripe passe par des rails blockchain. Pour ces clients, Stripe est d’ores et déjà une entreprise on-chain. Cela inclut toute l’infrastructure de paiement, la gestion de trésorerie, les cartes de débit adossées à USDC… L’expérience est fluide et n’implique jamais un compte bancaire classique.

Dans les pays où nous opérons encore en fiat, il ne s’agit pas d’un remplacement, mais d’une cohabitation. L’idée n’est pas de cannibaliser nos offres historiques, mais de leur adjoindre une alternative plus efficace. Il est très possible que certaines de nos fonctionnalités soient à terme utilisées davantage via les stablecoins que par les rails bancaires. Mais cela dépendra du rythme d’adoption marché par marché. Il ne s’agit pas de brûler les étapes, mais d’offrir à nos clients les outils qui répondent à leurs besoins – et c’est souvent le cas avec les stablecoins.

D’ailleurs, tous ces services sont rendus possibles par Bridge, notre infrastructure interne. Elle est aussi accessible aux entreprises qui souhaitent bâtir leurs propres produits. On peut venir chez Stripe pour intégrer un paiement stablecoin via notre checkout, ou bien utiliser Bridge pour créer un système de trésorerie mondial. La logique est la même : être global, programmable et interopérable dès le départ.

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Est-ce que Stripe pourrait un jour déployer sa trésorerie sur des protocoles DeFi comme Morpho ou Aave ? Ou proposer ces intégrations à ses clients ?

C’est une excellente question, et je peux vous dire que c’est une piste que nous explorons activement. Stripe est une entreprise internationale avec des besoins complexes en matière de gestion de trésorerie. Nous avons donc tout intérêt à tirer parti des protocoles qui permettent une optimisation en temps réel, une exposition au dollar et une sécurité renforcée. Tant que cela reste conforme à nos exigences – en matière de fiabilité, de réglementation, de transparence – nous avons l’intention d’utiliser les meilleures solutions, y compris dans la finance décentralisée.

Mais ce qui nous intéresse tout autant, c’est de rendre ces solutions accessibles à nos clients. Nous ne voulons pas être les seuls à bénéficier des avantages de la finance on-chain. Si nous utilisons un outil pour optimiser notre trésorerie, il est logique de le proposer aussi à un marchand, une startup ou une marketplace. C’est la force de Stripe depuis le début : tout ce que nous utilisons en interne devient un produit externe. Donc oui, il est très probable que nous nous connecterons à des protocoles comme Morpho, et que nous permettrons à nos utilisateurs de le faire aussi, de manière fluide et sécurisée.

>> Rapport The Big Whale - Comment les spécialistes des paiements intègrent les actifs numériques

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