Johann Kerbrat (Robinhood) : “Tous les services qu’on propose aujourd’hui avec des systèmes traditionnels basculeront sur la blockchain”

Le géant américain Robinhood se lance dans la tokenisation des actions pour ses clients européens, avec une offre inédite adossée à une blockchain qu’il est en train développer dans l’écosystème Ethereum. Johann Kerbrat, en charge de toute la stratégie crypto chez Robinhood, détaille sa vision où tous les services financiers basculeront sur ce nouveau terrain.
Robinhood vient d’annoncer une offre d’investissement en actions tokenisées pour ses clients européens. Qu’est-ce que cela apporte concrètement ?
Il y a plusieurs raisons derrière cette démarche. D’abord, on a toujours pensé que la blockchain ne devait pas être cantonnée à des usages anecdotiques ou purement spéculatifs, comme le trading de memecoins ou de Bitcoin. On croit profondément que c’est une technologie capable de porter une infrastructure financière beaucoup plus performante. Regardez les stablecoins comme l’USDC : ils permettent des transferts qui se règlent en deux secondes, fonctionnent 24 heures sur 24, et offrent une expérience fluide, sans les lenteurs des circuits bancaires classiques. On veut amener ces avantages aux actions.
Concrètement, cela veut dire qu’un utilisateur ne serait plus prisonnier d’un courtier, ni limité par les contraintes de la place de marché ou de l’heure de la journée. Ce qu’on essaie de montrer ce soir, c’est à quoi ressemblerait Robinhood si on le reconstruisait intégralement sur la blockchain. Ensuite, l’autre dimension, c’est l’accès à des actifs qui, historiquement, sont compliqués à obtenir en Europe : les ETF américains, par exemple. Avec cette technologie, on peut non seulement rendre ces produits accessibles, mais aussi enrichir l’offre dans le temps, en intégrant d’autres marchés. Vous verrez ce soir, il y a même une annonce surprise sur un nouveau type de produit qu’on prépare.
Quand vous parlez de ne plus être prisonnier d’un courtier, ça veut dire quoi exactement ?
Aujourd’hui, si vous détenez vos actions chez un intermédiaire, c’est très difficile de changer. Pour illustrer, je suis moi-même en train de transférer des titres entre deux courtiers et c’est infernal : ça fait plus d’un mois que j’ai lancé la procédure, et je n’ai toujours pas la certitude que mes données de prix d’achat vont suivre. La moindre opération prend un temps fou et vous risquez de perdre des informations précieuses. En passant sur la blockchain, le transfert serait quasi instantané : en un clic, vous envoyez vos actions sur un portefeuille de votre choix, et c’est terminé. C’est ce genre d’amélioration concrète qu’on veut apporter.
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Est-ce que cela veut dire qu’un investisseur européen pourra enfin transférer des actions américaines vers un portefeuille non-custodial comme Metamask ?
Exactement. Jusqu’à présent, vous pouviez faire ça avec vos cryptomonnaies, mais pas avec vos titres financiers. Désormais, si vous le souhaitez, vous pourrez envoyer vos actions sur un wallet en self-custody – que ce soit Metamask, Robinhood Wallet ou un autre. Vous aurez la liberté d’en disposer : les conserver, les prêter, les utiliser en collatéral. C’est un changement fondamental par rapport aux systèmes actuels, où l’accès est verrouillé par le courtier. Cela ne sera pas possible dès le lancement, mais nous espérons que cela sera le cas d’ici la fin de l’année.
Est-ce que ces titres tokenisés pourront être utilisés comme collatéral dans la DeFi ?
Sur le plan technique, oui, même si tout restera au sein de Robinhood au début. Mais l’idée, c’est de construire ensuite des passerelles vers d’autres usages : emprunt, effet de levier, contrats dérivés. D’ailleurs, on lance aujourd’hui les contrats futurs perpétuels : vous pourrez par exemple imaginer un contrat avec vos actions Nvidia ou Tesla en garantie. Ce qui nous enthousiasme, c’est la perspective de faire tomber les barrières qui existent aujourd’hui dans les marchés financiers.
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Combien de titres financiers seront-ils disponibles ?
On débute avec environ 200 actions et ETF américains dès aujourd’hui. L’objectif, c’est de passer à plusieurs milliers d’ici la fin de l’année. Et l’an prochain, on ajoutera d’autres catégories d’actifs : actions européennes, asiatiques, dérivés, peut-être des produits structurés. C’est là qu’on pourra démontrer l’intérêt de cette infrastructure : si vous aviez voulu faire la même chose dans un système classique, vous auriez eu besoin de trois plateformes différentes, avec des frais multiples.
Est-ce que vous avez développé tout ce système de tokenisation des actions en interne ou fait appel à un prestataire ?
La plupart a été développée en interne. Tout ce qui concerne le moteur de tokenisation – la partie qui transforme l’action en token – c’est du Robinhood à 100 %. On a mené nos propres audits de smart contracts pour s’assurer qu’il n’y avait pas de faille de sécurité. Après, sur d’autres produits comme le staking, on collabore avec quelques partenaires, mais on préfère ne pas les nommer publiquement, pour éviter que si un problème survient, on soit directement associés. Mais sur la tokenisation des actions, c’est une technologie maison.
Robinhood annonce également la création du son propre Layer 2 (les actions tokenisées seront sur Arbitrum avant d’être transférées sur ce dernier lorsqu’il sera prêt). Pourquoi avoir fait ce choix au lieu d’utiliser une blockchain publique existante ?
On a étudié cette option très sérieusement. Pendant un moment, il y avait même des rumeurs sur notre intérêt pour Solana. Mais on s’est rendu compte que certaines fonctionnalités propres aux actions, comme les corporate actions ou les splits, allaient être très compliquées à gérer sur une blockchain publique. Donc on a décidé de bâtir une infrastructure compatible avec Ethereum, Arbitrum, Base, Optimism… mais qui nous permette de garder la maîtrise de la roadmap et d’intégrer des spécificités liées aux marchés financiers.
Pourquoi avoir choisi de construire votre Layer 2 sur Arbitrum ?
D’un point de vue technique, Arbitrum a plusieurs atouts. Leur système de priorité des transactions est bien pensé et beaucoup moins agressif que certains concurrents. Leur technologie Stylus est unique : elle permet de développer en Rust, C, C++ et donc de construire des applications plus complexes. Et puis, on a une longue histoire de collaboration avec eux : ils ont toujours travaillé sérieusement. Ça nous a donné confiance.
Est-ce que c’est Robinhood qui captera tous les frais ?
Oui, pour l’instant tous les frais reviendront à Robinhood. Mais notre intention n’est pas seulement de générer des revenus. C’est d’abord une phase d’exploration, pour voir ce qui fonctionne et faire grandir l’écosystème.
Est-ce qu’il est prévu de lancer un token de gouvernance sur ce Layer 2 ?
Pour l’instant, on n’a pas de projet en ce sens. Notre priorité, c’est d’abord de faire adopter le système et de créer un maximum d’usage. Si un jour on se rend compte qu’un token de gouvernance est la meilleure façon d’accompagner cette adoption, on l’envisagera. Mais aujourd’hui, il n’y a aucun plan concret dans ce sens. C’est plutôt une réflexion qu’on garde en réserve si le contexte l’exige.
Est-ce que vous avez prévu d’aller encore plus loin et de lancer votre propre stablecoin ?
On s’est posé la question plusieurs fois. C’est vrai que si on déploie un Layer 2, ça pourrait sembler logique. Mais honnêtement, aujourd’hui, il y a déjà une prolifération de stablecoins. Notre analyse, c’est qu’en ajouter un de plus n’a pas forcément de valeur unique, et que ça crée de la confusion. On a donc préféré soutenir l’USDG, qui est le stablecoin de Paxos : les revenus sont partagés avec tous les participants du consortium (Kraken, Bullish, OKX, Anchorage, nous…). L’USDG vient d’être approuvé en Europe, donc on va commencer à le proposer dans l’application. Notre stratégie, c’est plutôt de contribuer à cet écosystème commun que de rajouter un jeton propriétaire.
Et pour les utilisateurs européens, est-ce que vous allez proposer des stablecoins libellés en euros ?
Oui. Bitstamp, que nous venons d’acquérir, en supporte déjà plusieurs, et nous allons aussi les intégrer dans Robinhood. Tout est pensé pour être local : par exemple, quand vous utilisez notre application, les prix des actions sont affichés en euros, pas en dollars. L’idée, c’est de réduire les frictions au maximum.
Quel le calendrier de vos prochaines sorties ?
Dès ce soir, on lance le staking aux États-Unis. On active aussi le smart exchange routing : au lieu de passer vos ordres par des market makers, ils iront directement sur les bourses, avec une tarification dégressive selon le volume. C’est conçu pour séduire les traders plus expérimentés. Sur le front produit, on a Legend, notre plateforme web avancée avec de l’analyse technique et des outils sophistiqués. Les graphiques avancés sur mobile vont arriver progressivement. Cortex, notre agent d’intelligence artificielle qui vous aide à décrypter les actualités, est également en train de se déployer. Enfin, la carte de crédit qui vous permet d’acheter des cryptos à chaque paiement arrivera plus tard. En Europe, l’ensemble des fonctionnalités – actions, staking, perpétuels – démarre dès maintenant et sera étendu au fil des prochains mois.
Est-ce que vous envisagez des synergies fortes avec Bitstamp, au-delà des licences ?
Oui. Sur la partie trading avancé, Bitstamp sera l’un des exchanges intégrés dans notre produit Legend. Du côté de l’application Bitstamp, qui est plus basique, on va importer des fonctionnalités Robinhood. Enfin, Bitstamp dispose d’un produit SaaS qui s’appelle Bitstamp-as-a-Service : il permet à d’autres entreprises d’intégrer facilement des services crypto. Avec notre soutien financier et notre base d’utilisateurs, on pense pouvoir l’amener à une autre échelle.
La marque Bitstamp pourrait-elle disparaître ?
Non. Pour l’instant, on a juste ajouté “Bitstamp by Robinhood” sur le site. Bitstamp a une longue histoire, c’est un des plus anciens exchanges encore actifs. On n’a pas vocation à effacer cette identité.
Si on prend un peu de recul, comment voyez-vous l’évolution du marché ?
Je pense qu’on arrive à un moment charnière. Il y a eu beaucoup de discours et peu d’action ces dernières années. Cette fois, on a décidé de parler haut et fort de ce qu’on préparait. Et on voit déjà que la concurrence s’agite : dès qu’on a commencé à communiquer, beaucoup de nouveautés sont sorties ailleurs. C’est un signe que le marché est prêt à bouger. Pour moi, le vrai déclic, c’est quand les gens vont comprendre qu’ils n’ont plus besoin d’attendre le lundi matin pour trader. La technologie du clearing date des années 80 : aux États-Unis, la DTCC fonctionne encore avec des systèmes papier et des imprimantes. C’est totalement dépassé. Une fois qu’on aura migré sur un modèle blockchain, tout le monde trouvera ça évident.
Est-ce qu’on peut dire que votre vision, c’est que toute l’infrastructure financière sera un jour reconstruite sur la blockchain ?
Oui, je le pense. Quand on regarde le poids de la crypto chez Robinhood – près de 30 % des revenus –, on voit que c’est déjà un pilier de notre activité. À long terme, je crois que tous les services qu’on propose aujourd’hui avec des systèmes traditionnels basculeront sur la blockchain : plus efficaces, moins chers, plus sûrs. C’est une évolution inéluctable.
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Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.


