Ce qu'il faut savoir 🐳 Aave et Morpho, deux géants du lending décentralisé, sont souvent opposés par leurs communautés respectives, mais leurs objectifs et conceptions sont bien distincts.
Alors qu’Aave s’impose comme une solution clé en main pour la gestion des prêts, à l’image d’une banque décentralisée, Morpho se positionne plutôt comme une infrastructure flexible destinée à développer des marchés de prêts personnalisés.
Dans cette nouvelle saison, nous explorerons en profondeur les différences, les forces et les limites de ces deux projets.
Présentation Aave s'est imposé comme le leader des protocoles de prêt décentralisé avec plus de 22 milliards de dollars de dépôts, soit cinq fois plus que le second protocole du secteur, JustLend.
À l'origine, Aave s'est inspiré du modèle de Compound : un système de prêts et d'emprunts construit autour d'une même pool qui agrège toutes les transactions des utilisateurs. Ce modèle a par la suite été adopté par la quasi-totalité des protocoles de prêt. L'énorme liquidité qu'Aave a attirée lui a permis d'être plus attractif et de creuser un fossé avec ses concurrents.
Morpho, lancé en janvier 2024, construit une infrastructure sur laquelle il est possible de développer un libre marché de prêts et d’emprunts sur lequel peuvent se coordonner d’autres protocoles ou entreprises, dans le but d'offrir une plus grande flexibilité et personnalisation.
Bien qu'Aave et Morpho soient souvent opposés, il est important de garder à l'esprit qu'ils n'ont pas le même objectif. Aave est une solution clé en main qui intègre l'ensemble de sa chaîne de valeur, de l'infrastructure à l'application en passant par la gestion des risques. Morpho, quant à lui, est avant tout une infrastructure découplée de la gestion des risques.
Les deux solutions présentent leurs forces et faiblesses respectives que nous proposons de comparer dans la mesure du possible.
Aave Aave est une vaste pool de liquidité qui relie les prêteurs et les emprunteurs via son application. Cette pool englobe divers actifs, chacun ayant ses propres paramètres, notamment :
Les plafonds de dépôts et d'emprunts Le ratio « prêt-valeur » (ou Loan To Value), qui détermine le montant maximum empruntable par rapport à la valeur du collatéral déposé par l'utilisateur Le seuil de liquidation, qui définit le point à partir duquel une position peut être liquidée — toute personne peut alors liquider cette position et obtenir une prime Le modèle de taux d'intérêt, qui s'ajuste dynamiquement selon l'utilisation de chaque actif : plus la liquidité est empruntée, plus les taux d'intérêt augmentent Ces paramètres visent à protéger le capital du protocole et de ses utilisateurs, le risque majeur étant l'accumulation de dette irrécouvrable ou « bad debt ».
La « bad debt » survient lorsqu'un emprunteur ne peut rembourser son prêt et que le prêteur ne peut récupérer la totalité du montant dû, même après avoir saisi le collatéral.
Cette situation peut se produire quand une position d'emprunt n'est pas liquidée à temps et que la valeur du collatéral devient inférieure à celle du prêt. Cela peut résulter d'un manque de liquidité, d'une forte volatilité ou d'une mise à jour tardive des prix. Le fondateur de Curve, Michael Egorov, a par exemple causé de la bad debt au sein de plusieurs protocoles de lending à cause de ses immenses prêts collatéralisés en CRV.
Ainsi, un actif est considéré comme plus sûr s'il bénéficie d'une grande liquidité et d'une faible volatilité. Aave doit donc être vigilant quant aux actifs qu'il supporte et à la gestion de leurs paramètres pour éviter les risques systémiques.
L’évolution modulaire d’Aave Aave a progressivement fait évoluer son mode de fonctionnement pour s'adapter à l'ajout de nouveaux actifs présentant divers profils de risque et niveaux de corrélation.
Le mode d'isolement permet de lister de nouveaux actifs en tant qu'actifs isolés (pour les emprunter ou les utiliser comme garantie). De nombreuses restrictions sont imposées aux utilisateurs de ce mode, notamment sur leur capacité d'emprunt et les types d'actifs qu'ils peuvent emprunter.
Ce système permet à la gouvernance d'Aave de lister des actifs plus risqués tout en protégeant le protocole contre un risque systémique.
Il existe également le E-mode (mode efficacité) qui optimise l'efficacité du capital en augmentant la capacité d'emprunt lorsque les actifs empruntés et utilisés en collatéral ont des prix corrélés, comme c'est le cas pour les stablecoins.
La création de nouveaux marchés entièrement indépendants semble être la nouvelle stratégie d'expansion d'Aave. Chaque nouveau marché représente une pool isolée des autres, avec des facteurs de risques différents, optimisés pour des cas d'utilisation précis.
Ainsi, en juillet 2024, Aave a lancé un marché construit autour du wstETH, le token de staking liquide émis par Lido. Puis, en septembre 2024, un autre marché a été créé autour du weETH, le token de restaking liquide émis par Etherfi.
World Liberty Financial, le projet crypto dont Donald Trump est l'ambassadeur, a également émis une proposition pour lancer son propre marché sur Aave. Ce projet offrirait à la DAO d'Aave 20 % des bénéfices générés sur ce produit et 7 % de la quantité totale des tokens WLFI.
Gouvernance d’Aave La DAO d'Aave fait appel à des prestataires de services spécialisés dans l'analyse du risque, tels que ChaosLabs et Llamarisk. Ces entités peuvent ajuster certains paramètres limités sans nécessairement attendre un vote de la DAO.
Cependant, toute modification importante doit être approuvée par un vote de la DAO, suivant un processus de vérification bien établi.
Malgré ses preuves en matière de gestion des risques ces quatre dernières années, le fonctionnement décentralisé d'Aave engendre des frictions. La proposition de listing du gmBTC en est un exemple, où certains utilisateurs déplorent la lenteur du processus.
Par ailleurs, la gouvernance d'Aave est fortement influencée par Aave Chan Initiative (ACI), une structure de délégation. Lors des votes récents, son poids avoisine les 40 % — une proportion qui peut paraître excessive. Néanmoins, les détenteurs de tokens AAVE restent libres de déléguer leurs droits à l'entité de leur choix, d’autant plus que l’ACI ne représente qu’environ 2,3% des tokens AAVE en circulation.
Modèle économique d’Aave Aave génère la plupart de ses revenus en collectant une petite partie des frais payés par les emprunteurs du protocole.
Aave a aussi lancé mi-2023 son propre stablecoin : le GHO. Le but étant d’augmenter les revenus du protocole à travers les frais d’emprunts et étendre son influence dans la DeFi.
Aave agit ainsi avec une logique d’écosystème : Avara, anciennement Aave Companies, est aussi responsable du développement du réseau social décentralisé Lens et du wallet Family.
Cette stratégie d’écosystème et de diversification est reprise par la plupart des géants de la DeFi (lire notre dossier sur les stratégies des OG de la DeFi) .
Selon Token Terminal, Aave a généré un total de 58 millions de dollars de revenu au cours des 12 derniers mois.
Le graphique ci-dessous révèle les revenus cumulés collectés par Aave auxquels sont soustraits les émissions de tokens. On remarque donc que le protocole est profitable et parvient à dégager des bénéfices sans dépendre nécessairement du liquidity mining.
Morpho Au cœur de Morpho se trouve une infrastructure simple et immuable permettant à quiconque de créer son propre marché d'emprunt personnalisé. Morpho fournit les primitives nécessaires à la construction de marchés de prêts et d'emprunts, sans exercer de contrôle sur la gestion de leurs risques.
Cette approche permet la création de marchés de prêts isolés en spécifiant uniquement les éléments essentiels :
un actif de collatéral un actif d'emprunt un ratio de liquidation un modèle de taux d'intérêt un oracle L'avantage de pouvoir créer n'importe quel marché isolé sans autorisation préalable est d'offrir une grande flexibilité et d'accélérer l'innovation.
Par exemple, il devient possible d'intégrer des actifs jugés trop risqués pour un marché global comme celui d'Aave. Morpho permet ainsi d'utiliser des collatéraux plus exotiques ou de créer des marchés optimisés pour certains actifs corrélés.
L'innovation s'étend également aux oracles, car il est possible d'utiliser n'importe quel oracle pour créer un marché. Redstone et UMA se sont par exemple associés pour permettre de récupérer l'Oracle Extractable Value (OEV) lors des liquidations sur certains marchés Morpho.
Aave, de son côté, ne s'appuie que sur Chainlink et a refusé d'intégrer UMA sur son protocole. Cette approche conservatrice est compréhensible et nécessaire, étant donné que la structure d'Aave lui permet plus difficilement de prendre des risques.
👉 Lire notre analyse sur le comparatif et le fonctionnement des oracles
La plupart des utilisateurs n’interagiront pas directement avec ces marchés. C'est pourquoi il existe la possibilité de créer une couche de gestion du risque par-dessus cette couche immuable. Morpho a créé la sienne avec “Morpho Vaults”.
D'autres acteurs pourront créer leurs propres surcouches en ajoutant, par exemple, des spécificités réglementaires telles que des KYC.
Les vaults Morpho Les vaults Morpho simplifient l'expérience des prêteurs. Chaque vault accepte un actif spécifique, qui est ensuite prêté sur un ou plusieurs marchés Morpho. C'est un outil qui automatise la gestion des risques et optimise les rendements pour les utilisateurs.
La gestion du fonctionnement d'un Vault est répartie entre plusieurs groupes :
Le propriétaire du vault détient tous les pouvoirs et peut choisir d'intégrer ou non les groupes suivants au sein de son vault.Le curateur sélectionne les marchés Morpho auxquels le vault peut prêter son actif et définit les limites d'allocation. Il s'agit généralement d'entités expertes en gestion des risques, telles que Gauntlet ou Steakhouse Financial.Le(s) allocateur(s) ajuste(nt) dynamiquement l'allocation du Vault dans le cadre des limites fixées par le curateur. Leur objectif est d'optimiser les rendements en fonction de l'activité des différents marchés.Le gardien a le pouvoir de révoquer toute modification du Vault en attente, initiée par les autres groupes. Le plus souvent, le gardien est une DAO composée des déposants du vault, leur permettant ainsi de protéger leurs intérêts.D'autres protocoles peuvent également créer ces vaults Morpho. Les émetteurs de stablecoins décentralisés, en particulier, y trouvent un intérêt : ils peuvent ainsi accéder à de nouveaux canaux de distribution et bénéficier de l'agrégation de liquidité offerte par Morpho. Par exemple, Sky utilise un vault Morpho dans le cadre de son intégration avec l'USDe d'Ethena (plus de détails ici).
Gouvernance de Morpho La gouvernance de Morpho est conçue pour être minimale, la plupart des fonctionnalités du protocole étant immuables. La gestion des risques est ainsi entièrement confiée aux entités gérant les vaults, avec un équilibre des pouvoirs établi entre les gestionnaires du risque et les détenteurs de liquidité.
La DAO de Morpho peut néanmoins ajouter de nouvelles options de ratios de liquidation et de courbes de taux d'intérêt, utilisables ensuite au sein des marchés Morpho. Elle peut également activer un prélèvement sur les frais payés par les emprunteurs pour un marché donné, variant de 0 % à 25 %. Actuellement, la DAO ne prélève aucun frais, sa stratégie étant axée sur la maximisation de l'adoption du protocole.
L'objectif de Morpho est donc de minimiser la dépendance de ses utilisateurs envers sa DAO, celle-ci n'exerçant qu'une influence limitée sur le protocole.
Modèle économique En tant qu'infrastructure quasi immuable, Morpho n'a que très peu, voire aucun coût pour assurer son fonctionnement. Cependant, la DAO de Morpho ne génère actuellement aucun revenu, le "fee switch" n'ayant pas encore été activé.
Les groupes qui créent et gèrent les vaults se rémunèrent directement en prélevant une partie des intérêts versés par les emprunteurs.
À terme, il est envisageable que des entreprises développent des produits similaires à Aave, mais basés sur l'infrastructure Morpho. C'est la voie que semble emprunter Gauntlet , ancien prestataire d'Aave.
L'avis de The Big Whale 🐳 L'une des questions soulevées par cette comparaison est l'importance que les utilisateurs accordent aux DAO et à la gouvernance en général. Ces dernières peinent souvent à démontrer une participation active et une réelle expertise de leur protocole et de leur secteur. Une DAO doit prouver sa capacité à apporter une véritable valeur ajoutée en tant qu'intermédiaire digne de confiance.
Aave fonctionne comme une entreprise décentralisée : la DAO rémunère des prestataires pour l'assister, vote régulièrement sur les décisions et la gestion des risques, et devrait bientôt redistribuer une partie de ses bénéfices aux détenteurs de son token.
Aave a bâti une image de marque inspirant confiance à une grande partie des utilisateurs actuels de la DeFi. Cela explique certains choix conservateurs d'Aave, qui, responsable de tous les risques du protocole, doit absolument éviter tout incident susceptible de ternir sa réputation.
Aave a déjà réussi à s'imposer et à trouver un marché lui permettant de générer des bénéfices. La DAO cherche à accroître ses revenus en s'ouvrant à de nouveaux marchés grâce au développement de son écosystème, notamment avec son stablecoin GHO.
L'interface d'Aave est actuellement plus intuitive pour l'utilisateur moyen que celle de Morpho, où il doit choisir un curateur fiable pour gérer son risque.
Morpho poursuit des objectifs différents : son but principal est de devenir une infrastructure de prêts crédiblement neutre, sur laquelle entreprises et DAO peuvent se coordonner et collaborer pour développer leurs propres produits avec une expérience utilisateur adaptée à leurs utilisateurs respectifs.
Morpho doit encore attirer suffisamment de liquidités pour atteindre une masse critique et convaincre les plus grands acteurs financiers de construire sur son infrastructure plutôt que de tenter de la recréer eux-mêmes.