The Big Whale : Quand on pense à Casino, on pense à la grande distribution, aux magasins, mais pas au web3. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer ?
Stéphanie Zolesio : Effectivement, cela peut surprendre, mais en réalité, c’est très logique que Casino soit présent dans cet univers. L’activité de Casino, et plus particulièrement de Casino Immobilier et Innovation dont je m'occupe, est de fabriquer des espaces pour que nos enseignes, Casino, Franprix, Monoprix et Cdiscount, puissent s’exprimer.
Nous sommes très présents dans le monde physique et le monde numérique, donc il nous paraissait indispensable d’aller tester et explorer ce nouveau monde hybride.
Quand est-ce que Casino a commencé à s’intéresser au web3?
Je m’en souviens très bien, c’était il y a deux ans. J’avais demandé à mes équipes de me présenter des sujets d’innovation lors d’une réunion et c’est là que l’on m’a parlé de "tokenisation", et pour être honnête je n’ai, à ce moment-là, absolument rien compris.
C’est souvent le cas la première fois…
Mais comme je suis assez curieuse, j’ai voulu comprendre. L’équipe a donc organisé des rendez-vous avec des acteurs de l’écosystème, et assez vite nous nous sommes rendus compte qu’il y avait un vrai potentiel autour du métavers, des NFTs et des cryptomonnaies. Seulement quelques mois après ces premières réunions, nous avons acheté nos premières parcelles dans The Sandbox.
Casino gère en interne le web3 via sa filiale immobilier et innovation. Pourquoi ? Quel rapport avec l’immobilier ?
C’est bizarre seulement pour ceux qui ont décidé que le web3 était uniquement numérique. Il y a 20 ans, certains disaient qu’internet était l’apanage du marketing, alors que ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, Internet concerne tous les métiers de l’entreprise, et c’est la même chose pour le web3.
Nous avons la conviction que la tokenisation va avoir un impact très important dans l’immobilier. Morceler la propriété d’actifs immobiliers auprès de différents propriétaires, cela existe déjà avec les sociétés civiles de placement immobilier (SCPI). Pourquoi ne pas le faire de façon numérique à travers la blockchain ?
Quel serait l’intérêt de tokeniser vos magasins ?
Mes équipes s’occupent à la fois des magasins et des terrains pour le compte du groupe et aussi pour le compte de tiers.
Nous sommes des spécialistes de ces sujets, et en proposant une plateforme de tokenisation avec des services immobiliers, nous pouvons nous positionner pour accompagner des clients dans l’investissement physique et numérique.
Qu’est-ce qui bloque le lancement d’une telle plateforme ?
Nous avançons bien sur le projet. C’est une question de semaines.
En attendant, vous avez déjà fait beaucoup de choses côté enseignes avec Monoprix ou Leader Price. Quel bilan en tirez-vous ?
The Sandbox a organisé en 2022 une opération French Weeks à laquelle Monoprix et Leader Price ont participé. Pendant deux semaines, les utilisateurs avaient un avatar dans The Sandbox avec des quêtes à réaliser. Dans les quêtes, il y avait des QR codes et des points à gagner utilisables directement en magasins.
Nous avons également lancé l’année dernière une collection de NFTs distribuée gratuitement aux membres du club Leader Price. Il y avait 10 familles de NFTs représentant des métiers de la grande distribution.
Quel est l’intérêt de ce genre de collections ?
Ce sont des outils de fidélité. Prenez le cas du NFT vigneron distribué aux membres du club Leader Price. Si vous avez un NFT vigneron, vous pouvez obtenir des réductions sur les bouteilles que vous achetez.
Cela marche aussi avec le livreur. Ce NFT vous permet d’avoir des livraisons gratuites pendant une certaine période donnée, et surtout, vous pouvez échanger ces NFTs avec leurs avantages. Ce type de fonctionnalités n’étaient pas envisageable avec le web traditionnel.
En plus de vos expériences grand public, votre filiale Cdiscount a utilisé des NFTs pour la traçabilité de ses gros colis. Qu’est-ce que cela a donné ?
Des économies ! Pour les gros colis, surtout les plus onéreux, nous avions de la casse ou de la perte, ce que nous ne pouvions plus admettre. En logistique, vous avez un bordereau qui est rempli à chaque étape. Parfois, vous avez dix palettes, et à l’étape suivante, vous n’en avez plus que neuf...
Grâce à la blockchain et au système de la société Ownest, nous avons inversé la responsabilité : il ne faut plus remplir un document, mais utiliser un NFT qui agit comme la preuve de responsabilité. Si vous avez le NFT, vous êtes responsable de la marchandise et c’est en le transmettant que vous vous libérez de cette responsabilité.
C’est un peu le NFT que personne ne veut avoir ?
Exactement. Désormais, nous vérifions trois fois la marchandise. Il n’y a pas meilleur exemple pour montrer qu’un NFT a un impact bien réel.
Pour l’instant, ce système marche avec les gros colis. Est-ce que cela pourrait être développé sur d’autres enseignes ?
Technologiquement, c’est possible.
Beaucoup d’entreprises se demandent par quel bout prendre le web3. Manifestement, Casino a décidé de prendre le sujet de façon très large sans se focaliser sur une seule activité. N’est-ce pas trop compliqué ?
Nous avons choisi de faire beaucoup de choses en même temps parce que le web3 est encore embryonnaire et qu’il nous permet de tester de nouveaux usages. Il faut tester l’angle marketing, l’angle gestion, l’angle commercial…
Lorsque les entreprises lancent des projets web3, cela fait du bruit, alors que l’impact est en général assez limité. Est-ce le cas pour vous ?
L’expérience des French weeks dans The Sandbox est l’exemple inverse parfait. Nous avons été surpris par le nombre de personnes qui sont venues, et surtout par la durée moyenne de leur session de jeu. Celle-ci était supérieure au temps que les gens passent habituellement sur notre site en ligne !
La conclusion, c’est que nous arrivons à capter des gens et qu’ils sont encore plus engagés. Dans The Sandbox, le taux d’engagement a été dix fois supérieur à ce que nous avons habituellement sur les réseaux sociaux.
Vous avez peut-être très peu d’engagement sur vos réseaux sociaux…
Non, nous avons un très bon taux d’engagement, mais c’est vrai que la proportion de joueurs dans The Sandbox qui ont rejoint le site marchand était bien supérieur à ce que nous faisons sur les supports traditionnels. Dans le cadre de l’opération avec Leader Price, 50% des gens se sont servis de leurs NFTs pour effectuer des opérations.
Comment expliquez-vous ce succès ? Est-ce la dimension immersive qui a joué ?
Il y a évidemment la dimension immersive. Chez Monoprix, nous avons installé des bornes qui permettaient d’acheter physiquement des NFTs de la collection “RudeKidz” dans quelques magasins Monoprix.
L’opération a duré deux semaines. Lorsque vous achetiez un NFT, vous aviez des produits physiques, avec un abonnement chez Monoprix qui donnait 10% de réduction sur ses courses.
À la fin de cette opération, nous avons organisé une soirée dans un des magasins Monoprix de l’opération (Monoprix Montparnasse à Paris, ndlr), et nous avons été submergés par l’événement. Nous avons dû mettre les gens dehors à 22h30. Cette opération a été très instructive parce qu’elle a montré que l’activation de communautés via les NFTs fonctionnait très bien.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Là, nous travaillons sur la mise à l’échelle de ces expérimentations.
Après deux ans de test, qu’est-ce qui vous intéresse dans ces technologies ?
Très clairement, la décentralisation. C’est intéressant de voir comment, en tant que marque, nous pouvons totalement rebattre le marketing traditionnel où nous sommes obligés de tout connaître du client, son sexe, son âge, sa sociologie.
Nos clients ne veulent plus que l’on sache tout d’eux et qu’il soit le produit. Les choses évoluent et la blockchain permet d’apporter une réponse à ces nouveaux enjeux.
Comment trouver le bon équilibre entre la dimension business et les désirs des clients ?
C’est là tout l’apprentissage que nous avons commencé à faire. Il y a forcément une frustration parce que sur certaines opérations nous serons à l’aveugle, nous n’aurons pas les bonnes informations, mais il faut apprendre à travailler différemment.
Désormais, nous apprenons à regarder les wallets, à regarder les transactions, à suivre les NFTs qui peuvent passer d’un wallet à l’autre, ce qui nous laisse imaginer plein d’usages possibles. Avec le web3, nous ne traçons plus des clients, mais des parcours d’achat.
Pour avancer sur ces sujets, il faut aussi changer la culture en interne. Comment faites-vous ?
Nous avons d’abord embauché des généralistes, des gens curieux sur ces sujets, puis nous avons au fur et à mesure recruté des gens plus spécialisés.
Combien de personnes avez-vous en interne ?
Nous avons une petite équipe avec cinq personnes dédiées au sujet du web3. Cette équipe peut aider toutes les enseignes dans leur stratégie et leur choix de partenaires à la fois technique et marketing.
Comment faites-vous pour acculturer en interne ?
Nous avons créé en début d’année une Web3 Academy. La Web3 Academy est un programme sur différents modules qui permet de comprendre ce qu’est le web3. A la fin de la formation, il y a un système de certification avec un diplôme sous forme de NFT et même une cérémonie dans le métavers.
Qui est concerné par cette formation ?
Tous les salariés de Casino. Notre but est que ces sujets ne soient pas que marketing. Notre rôle est de faire prendre conscience que comme Internet il y a 20 ans, le web3 va avoir un impact considérable sur notre activité et notre relation avec les clients.
L’arrivée fracassante de Facebook, devenu Meta, dans le web3 a poussé beaucoup d’entreprises à se positionner sur les sujets liés aux cryptos et aux NFTs. Est-ce aussi votre cas ?
Nous avons commencé à nous y intéresser avant l’arrivée de Meta. Nos premières acquisitions dans le métavers remontent à décembre 2021.
Meta s’est lancé en octobre 2021…
Nous avons fait les acquisitions en décembre, mais cela a démarré avant. Il fallait savoir où acheter et comment. Il y a aussi les questions de gouvernance. Qui crée le wallet, qui y a accès ? Une telle opération, avec ses implications comptables, ne se fait pas en quelques jours, surtout pour un groupe coté.
Comment avez-vous géré le fait de vous intéresser aux cryptos en étant un groupe coté ?
Il a fallu bien préparer le dossier et convaincre en interne, notamment au plus haut niveau. Nous avons expliqué quelle était la vision et où se situait l’ambition.
Depuis un an, il est beaucoup plus compliqué d’évoluer dans la crypto. Est-ce qu’il n’y a pas eu trop d’emballement ?
Je me rappelle très bien du début d’Internet où on nous expliquait que ce n’était pas fini, que personne n’était prêt pour acheter des articles sur un ordinateur, que payer en carte bancaire à distance n’allait jamais fonctionner... Tout ça est bien connu !
Après avoir testé toutes ces technologies, qu’est-ce qui est le plus compliqué à prendre en main ?
Le plus dur a été de bien faire le tri dans les sujets, sans trop se perdre, parce que les journées ne font que 24 heures. Lorsque nous nous sommes lancés en 2021, c’était la folie autour des NFTs, il y avait beaucoup de projets, plein d’experts qui, pour certains, n’étaient là que depuis seulement quelques semaines…
J’ai une technique assez simple pour faire le tri : à chaque rendez-vous, je demande le nom de trois autres personnes à suivre sur les sujets web3. La recommandation humaine a très bien marché. La deuxième difficulté a été de faire le tri sur nos projets, parce qu’une fois que nous avons identifié tous les cas d’usage, il fallait faire des choix 😏.
Il y a un autre projet important pour Casino, c’est Lugh et son stablecoin euro, l’EURL. Où en est-il ?
C’est un projet très important parce que c’était la première fois qu’une entreprise classique lançait un stablecoin.
Deux ans après le lancement, la réserve de l’EURL dépasse à peine 6 millions d’euros. On aurait imaginé un peu plus. Pourquoi ça ne décolle pas ?
Je vous trouve bien sévère. Ces dernières semaines, les volumes ont fortement progressé. Nous sommes en train de tester et de changer des paramètres pour encore augmenter l’utilisation de l’EURL.
Comment faire en sorte que l’EURL soit davantage utilisé ?
Il y a la question des cas d’usage et celle de la disponibilité sur les plateformes.
Est-ce que le choix de ne rendre l’EURL disponible que chez Coinhouse n’a pas été une erreur ?
Je continue de penser que c’était une bonne décision. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut que l’on continue de le rendre plus accessible. Nous avons commencé à le faire avec d’autres plateformes et d’autres portefeuilles numériques.
Quand Lugh a été lancé, Casino avait assuré qu’il y aurait d’autres acteurs de la distribution dans le projet. Où en êtes-vous ?
Nous en discutons avec d’autres acteurs. Cela prend juste du temps.
Est-ce que l’EURL pourrait être intégré plus directement à l’environnement Casino, ou alors va-t-il rester un produit de l’univers crypto ?
La vision que nous avons est d’avoir un écosystème global qui épouse la philosophie du web3. Il faut s’adapter au fur et à mesure. Avoir la possibilité, demain, d’envoyer de l’EURL à tout le monde n’a pas de sens. Il faut y aller progressivement, mais l’EURL est clairement une priorité pour Casino.