Vous êtes arrivée à la tête de Binance France il y a un peu plus d’un an. Quel bilan tirez-vous de votre activité ?
Je dirais que le bilan est globalement positif, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’en arrivant en France, nous avons fait des promesses et nous les avons tenues. Puis parce que notre installation à Paris a changé la manière dont la France est perçue à l’étranger. Aujourd’hui, Paris est vue comme un hub mondial dans le Web3.
Parmi ces promesses, il y avait notamment le fait d’investir 100 millions d’euros en France. Avez-vous tout investi ? À quoi cet argent a-t-il servi ?
Nous avons en effet investi 100 millions d’euros. Une partie a servi à nous installer à Paris et à recruter presque 150 personnes en France. Le reste a servi à créer un incubateur Web3 à Station F (incubateur créé par Xavier Niel et situé dans l’est de Paris, ndlr) et à faire des investissements dans des entreprises de l’écosystème français.
Au-delà de ce volet financier, nous nous étions également engagés à structurer notre activité en France. Notre gouvernance ressemble davantage à celle d’une institution financière traditionnelle. Nous avons mis en place une structure avec un directoire et un conseil de surveillance. Le but est que l’entreprise ne soit pas dans la main d’une seule personne.
Par ailleurs, nous allons bientôt créer avec un partenaire une "Ligue pour la sécurité du Web3" qui sera implantée en France et dont je serai administratrice. Ce sera un forum qui réunira à la fois des experts, des policiers, des informaticiens, le but étant de faire avancer la lutte contre la criminalité et la cybersécurité. Ce sujet va devenir un enjeu crucial, surtout avec la mise en place de la réglementation européenne MiCA.
Vous êtes aujourd’hui très bien implanté en France. Comment l’expliquez-vous ?
Les Français aiment beaucoup Binance, tout simplement. Selon le dernier rapport de KPMG pour l’Adan (lien ici) , 39% des Français qui ont acheté des cryptos l’ont fait via nos services. C’est considérable, nous sommes devenus les leaders sur le marché.
Les utilisateurs nous font confiance parce qu’ils savent que nous travaillons sérieusement. Aujourd’hui, Binance France gère presque un milliard d’euros d’actifs pour le compte de ses utilisateurs français.
Tout n’est toutefois pas rose pour Binance. Vous êtes l’objet de plusieurs enquêtes dans le monde, dont plusieurs en France…
Il y a eu des perquisitions en France dans le cadre d’une enquête préliminaire (notamment pour démarchage illicite, ndlr), et nous coopérons totalement. Dans l’univers bancaire et financier, il y a régulièrement des enquêtes avec des perquisitions, c’est la vie des affaires. Et puis Binance France n’est pas le seul acteur crypto à avoir été perquisitionné. Donc pour nous, à ce stade, ce n’est pas un sujet.
N’est-ce toutefois pas un problème d’être la cible d’enquêtes lorsqu’on veut s’institutionnaliser ?
Nous sommes confiants dans ce dossier. Je note toutefois que lorsque c’est Binance, c’est davantage médiatisé.
Le patron de Binance, Changpeng Zhao, avait annoncé en 2022 dans une interview à The Big Whale vouloir installer le siège européen de Binance à Paris. Est-ce que les enquêtes ont ralenti ce projet ?
Pas du tout, notre ambition est toujours de faire de Paris notre siège en Europe, mais pour ça il faut aussi que les choses continuent d’avancer du côté des autorités. La balle est dans le camp du régulateur et des responsables politiques.
Vous avez récemment retiré plusieurs demandes d’enregistrement dans des pays européens. Pourquoi ?
Pendant longtemps, la stratégie de Binance a été d’aller chercher des enregistrements dans chaque pays de l’Union européenne, mais cette approche n’est pas la plus efficace. Cela prend beaucoup de temps et coûte beaucoup d’argent.
Avec l’arrivée du règlement 🇪🇺 MiCA (qui encadre les acteurs crypto au niveau européen, ndlr) et la possibilité de “passeporter” son enregistrement et son agrément, cela ne sert à rien de faire les démarches dans chacun des pays.
N’avez-vous pas peur toutefois qu’en étant enregistré dans un seul pays, comme la France par exemple, certains pays voisins refusent quand même de laisser Binance s’installer ?
Le principe du passeport est très clair : lorsque vous êtes enregistré et que vous avez l’agrément dans un pays de l’Union européenne, vous pouvez aller dans les 26 autres pays de l’UE. Juridiquement, c’est automatique. Nous comprenons néanmoins que les régulateurs soient vigilants.
Après des mois d'attente, la France a donné il y a quelques semaines son premier agrément à SG-Forge, la filiale du groupe Société Générale. Que vous manque-t-il pour l’obtenir à votre tour ?
C’est très positif qu’un acteur ait eu l’agrément. L’équipe de SG-Forge effectue un travail exceptionnel. En revanche, il ne faudrait pas que ce premier agrément donne l’impression qu’il est réservé aux acteurs bancaires et financiers traditionnels.
L’idée originelle de cet agrément était de permettre aux acteurs de la crypto d’élever leurs exigences réglementaires en rapprochant leur structure de celle d’une institution financière. Je suis d’autant plus à l’aise pour en parler que j’ai contribué à la rédaction de cette réglementation lorsque j’étais à l’Autorité des marchés financiers (AMF). Il faut qu’un acteur crypto obtienne l’agrément assez rapidement, sinon le signal sera négatif pour le secteur.
Un acteur comme… Binance France ?
Ou n’importe qui d’autre. L’Europe entière nous regarde, c’est important d’avancer. Binance France est le leader du marché français, nous devons montrer la voie.
Si la France veut pouvoir démontrer que les textes sont adoptés, il faut aussi que cette réglementation ait un impact business, c’est un point essentiel. C’est bien d’avoir plus de 70 enregistrements de PSAN, mais il faut aller plus loin et donner des agréments pour que l’écosystème se développe.
L’un des points importants pour obtenir l’agrément est celui de la conformité. Êtes-vous à niveau sur ce point ?
Nous avons beaucoup travaillé sur les questions de conformité. Dans le dernier rapport annuel de Tracfin (Tracfin est un service de renseignement placé sous l'autorité du Ministère de l'Économie, ndlr), près des trois quarts des déclarations viennent d’un "gros acteur de marché" qui est en réalité Binance France.
Aujourd’hui, nous comptons 150 employés dont un tiers dédié aux questions de conformité et de prévention des risques.
Si vous avez fait tout ce travail, pourquoi les agréments n’ont-ils pas été délivrés ?
Avoir un agrément prend du temps. Dans la finance traditionnelle, c’est minimum un an ! Et puis il ne faut pas oublier que le contexte n’aide pas. Avec les récents scandales, les régulateurs sont très vigilants, ce qui est une très bonne chose, mais ce qui peut aussi pénaliser l’industrie et l’Europe plus globalement.
C’est-à-dire ?
La France et l’Europe ont raison d’être exigeantes, mais il ne faudrait pas que cette exigence finisse par faire partir les acteurs du Web3 vers d’autres régions du monde.
La France et l’Europe ne sont pas seules. Le marché est à prendre aujourd’hui, et pas demain. La France doit accélérer pour prendre le lead sur les cryptos au niveau mondial. C’est aussi pour cette raison que je pense qu’il faut renforcer les moyens de l’AMF afin qu’elle ait les moyens de traiter toutes les demandes d’enregistrement et d’agrément.
Tout l’écosystème Web3 français semble être unanime sur ce point…
Tout à fait, et c’est l’une de mes priorités à l’Association pour le développement des actifs numériques (Adan) que je viens de rejoindre . Nous souhaitons que soit inscrit dans la prochaine loi de finance (prévue à l’automne, ndlr) la création d’au moins 3 nouveaux postes dédiés aux cryptos.
Nous pouvons continuer à dire que la France veut devenir leader, mais si les acteurs qui s’installent en France mettent 18 mois à obtenir leur agrément, ce n’est pas tenable.
De nombreux acteurs internationaux, notamment américains, ambitionnent de se faire une place en France. Certains sont même tout proche d’obtenir leur enregistrement. Comment anticipez-vous cette future concurrence?
Plus il y aura d’acteurs, et mieux ce sera. Nous sommes au début du développement du secteur, donc de mon point de vue, personne ne prend des parts de marché aux autres. Nous faisons tous grossir le gâteau ensemble.