The Big Whale : Pour entrer directement dans le vif du sujet, pourquoi selon vous, les prêts et emprunts sur une blockchain publique sont plus intéressants que dans le monde traditionnel ?
Paul Frambot : Les prêts et emprunts consistent essentiellement à réunir deux types d'utilisateurs : ceux qui disposent d'un excédent de capital et souhaitent en tirer des intérêts, et ceux qui ont besoin de financement. L'objectif est d'utiliser un algorithme optimal pour associer chaque prêteur à chaque emprunteur de la manière la plus efficace possible.
Une infrastructure partagée, s'appuyant sur une blockchain publique, est essentielle. Pour agréger tous les flux et acteurs du monde entier, indépendamment de la réglementation ou de leur identité, il est crucial de disposer d'une couche de règlement neutre et partagée, où tout se déroule de manière crédible et transparente. La principale raison est l'efficacité : on recherche un lieu unique où tout converge et se règle. Cette centralisation permet de débloquer davantage d'efficacité.
L'accessibilité est un autre aspect intéressant. Comment permettre aux gens de construire sur ces infrastructures de manière ultra simple ? Actuellement, créer une entreprise de prêt et emprunt en dehors de la blockchain est très complexe, notamment sur le plan technique. Ethereum offre une approche beaucoup plus accessible pour développer ces solutions.
Enfin, après l'efficacité et l'accessibilité, vient la résilience. Bien que ce ne soit pas encore évident aujourd'hui, en raison des nombreux piratages subies par la finance décentralisée (DeFi) ces dernières années, à long terme, disposer d'un code ouvert, massivement audité et vérifié formellement est la voie à suivre. Cela offre une résilience bien supérieure à celle des serveurs centralisés, qui peuvent être désactivés à tout moment. Un logiciel totalement ouvert et décentralisé offre des garanties de sécurité et de disponibilité inégalées dans le monde financier traditionnel.
Quelle a été votre réflexion initiale lors de la conception de Morpho Blue ? Car auparavant, il s'agissait d'un protocole différent, fonctionnant comme un agrégateur de rendement.
Nous avons adopté une approche très entrepreneuriale : quelle était la meilleure façon d'entrer sur le marché ? À l'époque, le principal acteur était Aave , un protocole de prêt et d'emprunt très important sur Ethereum. Nous avons remarqué un grand écart entre leurs taux de prêt et d'emprunt, dû aux inefficacités de leur protocole. Notre solution ? Optimiser cet écart. Nous avons construit une sorte d'agrégateur d'intentions qui permettait de meilleurs taux qu'Aave, tout en préservant la même liquidité et la même gestion des risques.
Nous avons déployé ce protocole en 2022, et il a connu une croissance rapide, à une période où la DeFi était presque à l'arrêt. Nous avons atteint environ deux milliards de dollars de dépôts, devenant ainsi un protocole de prêt majeur. Notre succès a été tel que nous sommes devenus presque systémiques pour Aave. La taille de Morpho par rapport à celle d'Aave soulevait des questions : les gens se demandaient comment cela allait se terminer, si nous allions représenter la totalité d'Aave.
Nous avons alors réalisé que nous avions atteint notre limite de marché. Notre croissance était plafonnée par Aave lui-même, puisque nous étions construits sur leur protocole. Il est devenu évident qu'il fallait nous en éloigner pour construire notre propre protocole de prêt et d'emprunt, totalement indépendant et novateur. C'est la version actuelle de Morpho que nous appelons Morpho Blue, mais vous pouvez la considérer comme le véritable Morpho V1. C'est celui que nous développons actuellement, lancé il y a quelques mois. Aujourd'hui, il approche déjà les deux milliards de dollars de TVL (valeur totale verrouillée).
Si l'on retrace l'histoire des prêts et emprunts dans la DeFi, on a d'abord eu Compound avec son "liquidity mining", puis Aave, et maintenant Morpho. Pouvez-vous expliquer les principales différences entre Aave et Morpho ?
Aave fonctionne comme une banque ou un fonds. Vous déposez de l'argent chez Aave, et ils le gèrent. Ils s'occupent du risque, du code, et le mettent à jour périodiquement. Récemment, ils ont actualisé toutes leurs instances. Ils gèrent quotidiennement des milliers de paramètres de risque, mais pas de façon automatisée. Ils doivent effectuer les calculs hors chaîne avant de les intégrer au protocole. En somme, c'est un courtier décentralisé auquel vous confiez la gestion de votre argent.
Morpho, en revanche, est une infrastructure pour les banques, pas une banque en soi. Nous n'offrons pas de solution de rendement standard. Notre rôle est de fournir les outils permettant à chacun de créer son propre cas d'usage de prêt et d'emprunt. Ainsi, on peut recréer des systèmes similaires à Aave v3 ou Compound v3. Morpho n'est pas un produit, mais une plateforme sur laquelle des acteurs comme Gauntlet ou Stakehouse Financial peuvent développer des produits concurrençant Aave.
Morpho se rapproche donc davantage d'Uniswap que d'Aave. Son cœur est immuable, sans permission et totalement décentralisé. Chacun peut créer le cas d'usage de prêt et d'emprunt qu'il souhaite, avec ses propres paramètres de conformité et de risque. Les coffres-forts Morpho, gérés par des curateurs de risque tels que Gauntlet et Stakehouse, offrent une expérience comparable à celle d'Aave. Au final, sur le site de Morpho, vous trouverez une gamme plus étendue qu'Aave, avec des profils de risque variés — du plus faible au plus élevé — et divers profils de conformité, selon vos besoins.
Pouvez-vous expliquer de manière simple comment fonctionne l’infrastructure de Morpho?
Morpho repose sur deux composantes principales : les marchés et les coffres-forts. Les Morpho markets s'apparentent aux paires Uniswap, mais pour les prêts. Chaque marché comprend un actif collatéral, un actif emprunté, un oracle et un ratio de liquidation (loan to value ), qui sert de paramètre de risque. Nous disposons de centaines de ces paires, telles que BTC pour emprunter de l'USDC, ETH pour emprunter de l'USDC, ou stETH pour emprunter de l'USDT. Les possibilités sont presque illimitées, incluant même des paires comme SHIB pour emprunter de l'ETH. Cependant, comme sur Uniswap, certaines paires peuvent être risquées et sont à éviter.
Pour les utilisateurs finaux, gérer des centaines de marchés ou effectuer sa propre gestion des risques n'est ni pratique ni souhaitable. Ces marchés, totalement immuables et sans gouvernance, fonctionnent comme des micro-primitives qui seront ensuite ré-agrégées dans les coffres-forts. Ce sont ces derniers qui assurent la curation. Les Morpho markets se concentrent uniquement sur les prêts et emprunts, sans gestion de risque. Bien que difficiles à utiliser directement, ils sont extrêmement efficaces et totalement fiables du point de vue du code.
La gestion de la liquidité et la comptabilité des intérêts s'effectuent de manière entièrement programmée au niveau des marchés. Toutefois, pour un utilisateur, choisir le bon marché peut s'avérer complexe. Par exemple, faut-il prêter en USDC contre du BTC ou contre du stETH ? C'est pourquoi nous avons introduit une seconde couche : les Morpho vaults . Ces coffres-forts, également gérables par n'importe qui, sont totalement décentralisés. Tout acteur peut déployer un coffre, qu'il s'agisse d'un trader de risque natif de la crypto comme Gauntlet, d'une fintech, d'une plateforme d'échange, ou de toute entreprise souhaitant créer une solution de rendement. Une fois le coffre déployé, ils peuvent commencer à gérer et à sélectionner les risques pour leurs utilisateurs. La gestion de ces coffres peut varier : certains sont administrés par des DAOs, d'autres par des algorithmes, ou encore par des sociétés spécialisées dans la gestion des risques.
L'interaction avec un coffre Morpho est similaire à celle avec Aave. Vous prêtez simplement vos USDC et attendez. Le coffre se charge ensuite de la gestion au niveau du marché, une tâche complexe pour l'utilisateur moyen. Il agit comme un intermédiaire facilitant l'interaction avec le marché. Cette approche rappelle Uniswap : fournir de la liquidité directement sur Uniswap peut être risqué et complexe pour un particulier. La pratique courante consiste à confier cette gestion à des acteurs spécialisés. Grâce à ces intervenants complexes qui interagissent avec le protocole Morpho, nous pouvons offrir davantage de complexité et d'expressivité au niveau des primitives, une capacité unique par rapport à d'autres acteurs du marché.
Avec vos coffres, si je suis une banque, je peux lancer un coffre avec mes propres paramètres, ma propre liquidité et mes propres acteurs autour de ce coffre, n'est-ce pas ? Ce n'est pas encore totalement possible avec Aave, avec la même transparence sur la gestion et le risque des marchés ou des actifs que je vais prêter ou emprunter.
Sur Aave, Aave gère tout. Sur Morpho, n'importe qui peut gérer. C'est là la distinction fondamentale. Un vault Morpho peut être géré par un algorithme très opaque ou être complètement open source. Il peut être conforme à la réglementation française ou aux règles américaines. Nous ne faisons aucune supposition sur la manière dont la gestion sera effectuée.
Voici comment tu dois voir Aave par rapport à Morpho : Aave contrôle tout. Les êtres humains derrière Aave gèrent les risques, le code, etc. Sur Morpho, même si l'équipe disparaissait demain, le protocole continuerait de fonctionner de manière autonome. Ce n'est vraiment pas le cas avec d'autres solutions de prêt.
Avec Morpho, les utilisateurs apportent leur propre gestion de conformité et de risque. Si tu es une institution et que tu veux utiliser Aave, tu te heurtes à de nombreuses contraintes réglementaires, ce qui rend l'utilisation très difficile. En revanche, avec l'infrastructure Morpho, tu peux créer ta propre solution de prêt, intégrant la conformité KYC (connaissance du client) appropriée ou toute autre condition nécessaire pour utiliser les coffres Morpho.
Mais n'y a-t-il pas un risque de fragmentation de la liquidité sur Morpho ? Pour l'instant, il semble plus facile de gérer la liquidité sur Aave.
Ce n'est pas exactement le cas. Sur Morpho, les marchés fragmentent effectivement la liquidité, chaque marché ayant sa propre part. Cependant, les coffres ré-agrègent cette liquidité, tant pour les prêteurs que pour les emprunteurs, via un contrat appelé public allocator . C'est un peu technique, donc je ne vais pas entrer dans les détails. En simplifiant, Morpho offre une grande granularité, puis ré-agrège cette liquidité. En tant que prêteur, vous bénéficiez d'une liquidité équivalente, voire supérieure à celle d'Aave.
Prenons un exemple concret : si vous déposez dans un coffre, disons celui de Gauntlet qui fournit des liquidités sur 10 marchés, ces marchés se ré-agrègent comme s'ils n'en formaient qu'un seul. Nos concurrents critiquent souvent Morpho en affirmant que cela fragmente la liquidité. En réalité, ce n'est pas du tout le cas. Morpho est tout aussi liquide qu'Aave grâce à cette ré-agrégation. C'est valable aussi bien pour les prêteurs que pour les emprunteurs.
Et ce n'est pas tout. Vous avez non seulement le coffre de Gauntlet, qui fonctionne de manière similaire à Aave, mais aussi celui de Stakehouse. Ces deux coffres présentent des profils de risque différents, tout en partageant une partie de leur liquidité. Par exemple, Stakehouse gère des actifs du monde réel et des prêts crypto-natifs, tandis que Gauntlet se concentre uniquement sur le collatéral crypto-natif. Une partie de leur liquidité et de leurs profils de risque se chevauche. Avec Morpho, lorsque les profils de risque se recoupent, vous partagez les marchés et donc la liquidité, proportionnellement à ce chevauchement. C'est un concept avancé, mais crucial pour comprendre Morpho. Non seulement vous ré-agrégez la liquidité, mais vous la partagez aussi avec d'autres acteurs. C'est comme si deux forks d'Aave partageaient leur liquidité pour les collatéraux communs. Le mécanisme est similaire.
D'accord, mais comment s'assurer qu'il n'y ait pas d'agrégation de liquidités non désirée entre les coffres de Stakehouse et ceux de Gauntlet dans certains cas ?
Dans certains cas, l'isolation peut être totale. Prenons l'exemple de Maker : son Vault sur Morpho est complètement isolé. Dans Morpho Lens, ils utilisent des marchés distincts de tous les autres. Cependant, pour les coffres de Steakehouse et Gauntlet , la situation est différente. Je crois que tous deux utilisent WST East comme collatéral. Concrètement, cela signifie que l'USDC est déposé sur le marché wstETH/USDC à la fois depuis le coffre de Stakehouse et celui de Gauntlet. Résultat : Stakehouse profite de la liquidité apportée par Gauntlet, et inversement. C'est un concept unique, qu'on ne retrouve sur aucune autre plateforme de prêt et emprunt.
Récemment, Aave a lancé des "marchés isolés" avec Gnosis et Etherfi, reproduisant un mécanisme similaire au fonctionnement de Morpho. Pourquoi ont-ils choisi Aave selon vous ?
Il y a six mois, Aave s'opposait au déploiement d'autres instances. Leur approche prônait une solution unique agrégeant toute la liquidité — c'était leur thèse. Puis Morpho a commencé à gagner des parts de marché significatives, et Aave a changé de cap, créant d'autres instances — une stratégie qu'ils avaient juré ne jamais adopter. Aujourd'hui, ils lancent divers marchés Aave pour tenter de rester compétitifs.
Le problème réside dans le fait que chaque coffre-fort, chaque instance d'Aave, possède une liquidité totalement isolée. Par exemple, si EtherFi créait un coffre USDC sur Morpho, il pourrait partager la liquidité avec le coffre Gauntlet. Imaginons que Gauntlet développe quelque chose de proche de l'instance principale d'Aave v3, tandis qu'EtherFi collabore avec Gnosis sur une instance séparée. Sur Morpho, ils partageraient la liquidité avec le coffre principal de Gauntlet. Sur Aave, en revanche, c'est complètement cloisonné — deux protocoles distincts, sans aucun point commun. C'est la différence fondamentale.
Quant à la raison pour laquelle ils ont opté pour Aave plutôt qu'un autre protocole, je l'ignore sincèrement. Nous ne sommes pas en pourparlers avec Gnosis et EtherFi actuellement. J'ignorais même leurs projets. Généralement, lorsqu'un acteur discute avec nous deux, je ne peux rien divulguer publiquement.
Je me permets d'insister…
Honnêtement (rire), je ne me souviens pas d'une occasion où nous avons perdu face à Aave pour un partenaire spécifique. Mais quand nous ne sommes pas dans la boucle, c'est similaire à ce qui s'est passé avec le protocole Trump en cours de lancement. Nous n'en avions aucune idée. Certes, ils le lancent, mais ce n'était pas une compétition où nous aurions pu présenter Morpho. Aave a la marque la plus forte, avec huit ans d'existence. Morpho n'a que trois ans. Il est possible que l'équipe Trump n'ait même pas entendu parler de Morpho.
Quel type d'acteur visez-vous actuellement ? Avec quels acteurs traditionnels, plus institutionnels, êtes-vous en discussion ?
L'essence de Morpho, c'est que lorsque vous construisez dessus, vous êtes propriétaire de l'ensemble. Vous possédez le code et la gestion des risques. Le code vous appartient car il est immuable. Nous ne le contrôlons pas, nous ne pouvons pas le modifier. Ce n'est pas le cas si vous déposez sur Aave, où le code peut changer, comme on l'a vu la semaine dernière.
Certes, mais sur Aave, c'est la DAO qui modifie les règles.
En effet, avec un préavis de sept jours. Pour vous donner une idée, notre protocole Morpho Optimizer , construit sur Aave, gère encore environ 600 millions de dollars. C'est un protocole très complexe. Lorsque nous le mettons à jour, le protocole principal de Morpho reste immuable, contrairement à l'ancien. Une mise à jour nécessite plusieurs audits, prenant environ quatre mois pour être finalisée.
En comparaison, Aave donne généralement une semaine de préavis après l'adoption d'un vote, ne révélant le code qu'une semaine avant l'implémentation. Cela laisse très peu de temps pour examiner les changements, ajuster les protocoles dépendants et effectuer des audits. C'est pourquoi aucune institution sérieuse ne construit sur Aave — c'est trop risqué. Ils ne peuvent pas vérifier les milliers de protocoles basés sur Aave pour identifier d'éventuels changements critiques. Certes, le vote est public, mais c'est de dernière minute. Sécuriser sérieusement un protocole prend plusieurs mois et de multiples audits. Une semaine est loin d'être suffisante.
Par conséquent, en construisant sur Aave, vous ne possédez ni le code — qui peut être modifié — ni la gestion des risques, contrôlée par les détenteurs de tokens Aave et leurs prestataires aux algorithmes opaques. Avec Morpho, vous possédez tout. En tant qu'institution, fintech, plateforme d'échange ou acteur de la finance traditionnelle, vous pouvez déployer vos propres coffres et marchés sur Morpho. Vous en êtes l'unique propriétaire, sans besoin de faire confiance ou même de connaître l'équipe Morpho. Ce n'est pas le cas sur les autres plateformes de prêt et d'emprunt.
C'est crucial pour les institutions : elles refusent de céder le contrôle à des détenteurs de tokens inconnus. De plus, c'est l'essence même d'Ethereum : une infrastructure sans permission et décentralisée. Sans ces caractéristiques, vous perdez les avantages fondamentaux d'Ethereum. Cela complique l'accès aux builders (constructeurs). Certes, vous pouvez atteindre facilement les utilisateurs particuliers, comme le fait Morpho avec ses différents coffres. Mais pour toucher le véritable marché des builders , ceux qui créeront les meilleurs outils pour l'adoption massive, vous devez respecter la décentralisation et l'absence de permission. Peu de protocoles y parviennent réellement. À ma connaissance, seuls Uniswap et Morpho adhèrent vraiment à ces principes, comme Ethereum les promeut.
Alors, quel type d'acteur visez-vous actuellement ? Il y a des entités comme des fintechs ou des banques – prenons Revolut par exemple – qui pourraient être intéressées à offrir l'accès à Morpho. Cela leur permettrait de générer du rendement à partir de stablecoins ou de proposer aux entreprises une gestion simplifiée de leur trésorerie.
Je ne peux pas divulguer avec quels acteurs nous sommes en discussion.
Je me permets d’insister une nouvelle fois…
Je dirais cependant qu'il est devenu évident ces dernières années que de nombreuses fintechs et plateformes d'échange centralisées ont construit l'infrastructure nécessaire autour des comptes. Je parle d'outils d'abstraction de compte, comme des portefeuilles intelligents ou des paymasters pour gérer les frais de gaz, de partenariats avec des solutions Layer 2, voire de développement de leurs propres solutions Layer 2. Elles rassemblent ainsi toutes les briques nécessaires pour interagir avec un protocole DeFi.
Si tu es une fintech, tu excelles en distribution, mais pas en fabrication. J'utilise souvent cette image : les bonnes entreprises maîtrisent à la fois la fabrication et la distribution — elles fabriquent des voitures et les distribuent. Les fintechs, elles, ne font que la distribution. Elles ne créent pas de services financiers, mais s'appuient sur des institutions financières traditionnelles. Pour s'émanciper et posséder leur propre infrastructure financière, elles n'ont pas besoin de se tourner vers la finance traditionnelle ou de construire une infrastructure financière classique — ce qui serait extrêmement difficile. En revanche, elles peuvent utiliser la DeFi pour créer leur propre infrastructure financière.
De mon point de vue, vous êtes le protocole pour les acteurs institutionnels, tandis qu'Aave est plus axé sur les utilisateurs particuliers.
Pas tout à fait. Morpho est une infrastructure polyvalente. Nous permettons de créer des cas d'usage aussi bien pour les institutions que pour les particuliers. Notre flexibilité permet de construire une variété de solutions. C'est l'essence même de notre approche.
Vous avez atteint environ un milliard et demi de TVL actuellement, n'est-ce pas ? La TVL est-elle toujours pertinente pour décrire la croissance d'un protocole ?
C'est une question complexe, en toute honnêteté. Je ne suis pas certain que ce soit la meilleure métrique. Nous estimons que la DeFi fonctionne encore comme une chambre d'écho, où nous recyclons constamment les mêmes utilisateurs. Environ 80 utilisateurs génèrent la majorité des volumes et des dépôts dans la DeFi. Par conséquent, la situation actuelle ne nous semble pas particulièrement intéressante. Nous ne nous focalisons pas trop sur les métriques. Certes, nous affichons des chiffres impressionnants, avec des milliards en dépôts, mais je m'interroge sur la pertinence de parler de dépôts totaux, de TVL ou d'autres indicateurs similaires. À mon sens, nous ne ciblons pas encore le marché approprié, mais cela nécessitera du temps.
Actuellement, pourquoi le collatéral n'est-il pas réutilisé lors d'un emprunt sur Morpho, contrairement à Aave ? Sur Aave, vous fournissez un collatéral, recevez des récompenses, puis pouvez emprunter un actif contre ce collatéral. Mais sur Morpho, ce n'est pas le cas. Vous pouvez fournir des fonds et gagner, mais pour emprunter, vous devez à nouveau fournir un collatéral. Quand cette fonctionnalité sera-t-elle mise en place ? Et quelle est la logique derrière cette différence entre Morpho et Aave ?
Tout d'abord, il est tout à fait possible de faire exactement la même chose que sur Aave. Cependant, quand on gagne du rendement, ce n'est jamais gratuit — on prend un risque supplémentaire. Si tu fournis un collatéral pour emprunter et que tu gagnes des intérêts dessus, c'est parce que ce collatéral est lui-même à risque. Il est prêté à d'autres, c'est ce qu'on appelle la réhypothécation. Sur Morpho, nous laissons les créateurs de marchés décider si le collatéral doit être un actif inactif ou réhypothéqué, c'est-à-dire prêté à d'autres.
Le risque est que si le collatéral devient illiquide, les liquidations ne peuvent pas se faire. Dans le cas d'Aave, cela pourrait mener à la faillite du protocole en raison d'une utilisation élevée du capital. Sur Morpho, nous laissons les utilisateurs décider du type de marché qu'ils veulent créer. Si quelqu'un veut un collatéral comme l'ETH qui reste inactif, c'est possible, même si je pense personnellement que c'est trop conservateur et que cela ne gagnera pas beaucoup de traction. Mais certaines personnes le souhaitent, et elles peuvent le faire sur Morpho.
Prenons un exemple : mon profil de risque personnel est que je souhaite avoir plus de rendement sur mon ETH. Je peux donc utiliser des actifs comme le stETH ou l'ETH sur Aave comme collatéral. Il est aussi possible d’utiliser un vault ou une version wrappée d'un coffre comme collatéral. C'est un argument que certains concurrents utilisent contre Morpho en disant que nous n'avons pas de réhypothécation native, c'est-à-dire que la DAO Morpho ne contrôle pas la réhypothécation. C'est vrai, et nous ne souhaitons pas le faire. C'est aux gestionnaires de coffres de décider si leurs marchés acceptent des collatéraux réhypothéqués, qui comportent plus de risques.
Mais pourrions-nous envisager une telle implémentation à l'avenir ? Je suppose que vous allez me dire que ce sera aux curateurs ou aux gestionnaires de coffres d'en décider.
Exactement. Et je pense que nous avons déjà plusieurs marchés qui utilisent une forme de réhypothécation comme collatéral.
Cependant, si cette fonction n'est pas populaire sur Morpho, c'est parce que la réhypothécation n'est pas, en toute honnêteté, une forme de collatéral idéale. C'est un actif illiquide qui profite principalement au protocole de prêt, car cette liquidité peut être réinvestie ailleurs dans le protocole, gonflant artificiellement la TVL et d'autres indicateurs. Prenons un exemple concret : préféreriez-vous, comme collatéral, du stETH inactif — où votre seul risque est lié au contrat intelligent de Lido , avec un rendement de staking de 3,5 % — ou de l'AWETH, le token de dépôt d'Aave, qui vous expose à tous les risques de gestion et de contrats intelligents d'Aave pour un rendement moindre ? Les actifs réhypothécables en tant que collatéral sont généralement désavantageux, surtout pour les emprunteurs.
En pratique, on privilégie des formes de réhypothécation plus sûres : pour l'USD, on utilise le SDAI, un excellent collatéral, ou le sUSDS . Pour l'ETH, on opte pour le stETH, qui offre un meilleur rendement et une liquidité supérieure aux autres options. En fin de compte, la réhypothécation sert principalement les intérêts du protocole de prêt.
Actuellement, Morpho ne génère pas de revenus. Ce sont plutôt les curateurs ou certains opérateurs de coffres qui en profitent, mais pas le protocole. Quelle est votre stratégie à long terme à ce sujet ?
Morpho ne génère actuellement aucun frais. Le mécanisme de frais (fee switch ) existe, mais il n'est pas activé. Les gestionnaires de coffres, en revanche, ont fait beaucoup d'argent — environ 23 millions de dollars au cours des neuf derniers mois, ce qui est plutôt pas mal. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles nous ne prélevons pas de frais pour l'instant.
D'abord, laissez-moi expliquer comment nous pourrions générer de l'argent si nous le voulions. Cela se ferait en activant le fee switch , qui consiste à prélever une partie des intérêts payés par les emprunteurs aux prêteurs. Le protocole Morpho pourrait donc prélever une part de ces taux d'intérêt.
Cependant, si nous activons les frais, les gestionnaires de vault pourraient remettre en question la valeur que nous apportons réellement. Ils pourraient simplement prendre notre code, le copier et recréer la même chose sans frais. Le code, dans la DeFi, est devenu une commodité. Plus nous évoluons vers le web3, plus tout le code sera open source, et les modèles SaaS vont disparaître. C'est ma prédiction.
Êtes-vous en contact avec des acteurs comme Uniswap pour discuter de cette idée que le code deviendra une commodité ?
Non, c'est une réflexion personnelle. Je n'ai pas d'information sur la position d'Uniswap à ce sujet. Cependant, je suis convaincu que l'évolution vers le on-chain impliquera que tout le code devienne open source pour rester compétitif. C'est une question de survie. Dans le cas de Morpho, l'activation du fee switch dans notre licence rendrait automatiquement le code open source. De même, si la DAO Morpho commence à générer des revenus, le code deviendrait immédiatement accessible à tous.
Cela signifie que n'importe qui pourrait copier le code de Morpho et supprimer les frais ?
Exactement. C'est pourquoi nous devons justifier la valeur ajoutée de nos frais. Et cette valeur ne réside pas dans le code lui-même, mais dans l'état du réseau et sa liquidité. Pourquoi choisir le réseau Morpho ? Parce qu'il est déjà opérationnel : si vous êtes prêteur, nous avons des emprunteurs, et vice versa. Nous disposons déjà d'une liquidité et d'un écosystème d'outils. Si vous copiez simplement le code, vous partez de zéro : il vous faudra trouver vos propres prêteurs et emprunteurs. Morpho peut donc générer des revenus en captant une partie de la valeur créée par ces effets de réseau.
Pourquoi ne pas activer les frais maintenant ?
Nous sommes convaincus que le réseau peut encore croître considérablement sans cela. À l'heure actuelle, Morpho gère environ 1,5 milliard de dollars, mais nous estimons que son potentiel est bien supérieur. La seconde raison est l'absence de clarté réglementaire concernant la perception des frais. Nous tenons à nous assurer de notre conformité avec les régulateurs avant de commencer à générer des revenus.
Avec quels régulateurs êtes-vous en discussion ? En Europe ? Aux États-Unis ?
Je ne peux pas divulguer les détails spécifiques de ces discussions. Sachez simplement que nous adoptons une approche prudente sur ce sujet.
Récemment, vous avez annoncé un partenariat avec Binance Web3 Wallet. Ce n'est pas directement avec la plateforme, mais avec Binance. Pouvez-vous expliquer la logique derrière ce partenariat ?
Actuellement, Binance propose une section « earn » où vous pouvez prêter et emprunter divers tokens. Tout est centralisé et géré en coulisses par Binance, ce qui ne se développe pas efficacement. Plus il y a d'actifs, plus la gestion des risques devient complexe et difficile. Pour Binance, c'est donc naturel d'évoluer, surtout avec le développement de portefeuilles comme Trust Wallet, une sorte de dérivé de Binance. Ils disposent de toute la technologie d'abstraction de compte nécessaire pour permettre à leurs utilisateurs d'interagir avec la DeFi. Ainsi, ils offrent à leurs utilisateurs l'accès à des coffres dans la DeFi pour générer du rendement avec différents profils de risque. En résumé, c'est une façon pour eux d'externaliser une partie de leur infrastructure financière.
Peut-on envisager la multiplication de ce type de partenariat avec d'autres plateformes d'échange centralisées à l'avenir ?
On peut envisager de nombreuses possibilités.
Est-ce pour bientôt ? Dans quelques mois, quelques jours ?
Vous êtes libre d'imaginer ce que vous voulez.
Actuellement, vous n'êtes déployés que sur une seule layer 2 , qui est Base. Pourquoi ce choix exclusif ?
Avant tout, la culture de Morpho a toujours été axée sur la concentration. Nous nous consacrons uniquement au prêt et à l'emprunt. Pas de stablecoins, de réseaux sociaux, de jeux ou de portefeuilles. Nous faisons une seule chose, et c'est le prêt et l'emprunt. Nous concentrons tous nos efforts et nos ressources sur cet unique objectif. Nous évitons de nous disperser. Pendant longtemps, Ethereum était notre choix principal, car nous pouvions nous y concentrer et construire.
Cependant, au fil du temps, nous avons réalisé que nous passions à côté d'une partie de l'adoption potentielle, car les layers 2 offrent de nouvelles opportunités aux utilisateurs grâce à des frais de gaz réduits. C'est également crucial pour les grandes intégrations et les partenaires de distribution qui souhaitent éliminer les frais de gaz pour leurs utilisateurs. Ils ne peuvent pas se permettre de payer 30 dollars de frais de gaz Ethereum pour chaque transaction.
Ce n'est donc pas principalement pour accéder à la large base d'utilisateurs de Coinbase qui, selon Jesse Pollak, le créateur de Base, ambitionne de passer on-chain ?
Je pense qu'il est naturel pour les plateformes d'échange de passer on-chain à terme. Et pas seulement pour elles, mais pour tous les acteurs, en commençant par ces plateformes. Ce sont des entreprises technologiques les plus proches de l'univers on-chain. Elles disposent déjà de l'infrastructure nécessaire : Coinbase, par exemple, a un portefeuille intelligent, des paymasters , et des dev kits accessibles à tous. Je ne peux pas prédire les actions spécifiques de Coinbase, mais le sentiment général du marché est que de nombreux acteurs s'orientent vers l'on-chain. C'est une période vraiment excitante pour construire dans la DeFi.
Parlons de votre token, qui va bientôt être lancé sur le marché. Quelle était votre logique autour de ce token ? Quelle serait l'utilité de la DAO ?
Je vais partager ma vision initiale sur les tokens. C'est mon point de vue personnel. Actuellement, le forum Morpho est le théâtre de nombreuses discussions sur la distribution de liquidité et le lancement du token. Le processus exact reste à définir. Cependant, ma réflexion de départ était que la recherche d'utilité pour les tokens visait principalement à contourner les régulations. Si l'on compare les tokens aux actions, personne ne s'interroge sur l'utilité d'une action. Elle sert à résoudre les problèmes d'incitation pour les premiers investisseurs et contributeurs. Les tokens offrent un avantage supplémentaire : ils peuvent attirer les premiers utilisateurs grâce à leur programmabilité. À mon sens, un token n'a pas besoin d'une utilité spécifique au-delà de son rôle d'ajustement des incitations pour stimuler le protocole. Les tokens représentent une forme de propriété du réseau, créé par l'interaction entre prêteurs et emprunteurs. Cette dynamique génère de la valeur de manière décentralisée.
Mais quelle serait l’utilité du token pour la gouvernance dans la DAO ?
Actuellement, ce que tu peux faire avec le token, c’est activer le fee switch et décider du pourcentage de frais prélevés par le protocole. Tu peux aussi décider du budget de la trésorerie, par exemple pour accorder des subventions à certains acteurs.
Quand sera-t-il transférable ?
Je ne peux pas donner de date précise. C'est actuellement un sujet de discussion au sein de la communauté. Notre objectif est de rendre ce lancement aussi décentralisé que possible, et nous avons reçu de nombreuses propositions concernant la méthode de lancement du token.
Une dernière question sur l'option "conservative" apparue dans l'application. Pourquoi l'avez-vous utilisé ?
C'était une fonctionnalité que nous avons testée pendant trois jours. Nous l'avons retirée, mais je peux vous expliquer son concept. L'idée était de simplifier l'expérience utilisateur en mettant en avant les coffres-forts les plus conservateurs. Cependant, suite aux plaintes des utilisateurs, nous l'avons rapidement supprimée.
Quelle était la logique derrière cette approche ?
Notre objectif était d'offrir une expérience plus fluide, où l'utilisateur n'aurait pas à trop réfléchir. Malheureusement, les retours n'ont pas été positifs. Cela dit, nous travaillons actuellement sur une refonte complète de l'application qui, à mon avis, offrira la meilleure expérience utilisateur que la DeFi ait jamais connue.
Que pensez-vous de l'initiative d'Uniswap avec Unichain ? Peut-on imaginer un jour un « Morpho Chain », dans la même logique ?
Je pense que la démarche d'Uniswap est globalement pertinente. Bien que je ne sois pas d'accord avec certains aspects ou que je ne les comprenne pas entièrement, Uniswap cherche à créer la meilleure expérience de trading possible. Leur objectif est de réduire ce qu'on appelle la « perte versus rééquilibrage » (LVR), qui mesure la perte de valeur des fournisseurs de liquidités et la sortie d'argent du système. Pour y parvenir, ils doivent accélérer la chaîne, optimiser l'extraction de valeur maximale (MEV) et réduire les frais de gaz. Une expérience utilisateur fluide nécessite également des pré-confirmations, entre autres. Unichain répond efficacement à ces problématiques d'expérience utilisateur, c'est pourquoi je trouve l'idée intéressante.
Ce que je ne saisis pas totalement, c'est l'approche de la chaîne DeFi. Si vous construisez sur la Superchain avec Optimism et les autres, vous devriez croire en l'interopérabilité des layer 2s . Dans ce cas, pourquoi avoir besoin d'une chaîne DeFi spécifique ? Pourquoi opter pour une approche généraliste ? Je comprends l'intérêt des hooks autres fonctionnalités, mais à mon avis — et je n'ai peut-être pas toutes les informations — ils auraient dû se concentrer uniquement sur les hooks pour Uniswap. Je doute que toute la DeFi soit construite sur Unichain, cela me semble peu logique. Mais je peux me tromper, et je serais ravi qu'on me prouve le contraire.