Jézabel Couppey-Soubeyran : “La monnaie n’est jamais neutre, elle est toujours politique”

Jézabel Couppey-Soubeyran : “La monnaie n’est jamais neutre, elle est toujours politique”

Maîtresse de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l'économiste monétaire Jézabel Couppey-Soubeyran analyse les risques financiers actuels et revient sur l’essor du Bitcoin.

Que retenez-vous des événements autour de la guerre commerciale ?

Jézabel Couppey-Soubeyran : Ce qui se joue aujourd’hui autour de la guerre commerciale est extrêmement complexe et mérite d’être suivi de près. La vraie question, c’est de savoir si cette politique repose sur une véritable stratégie ou si elle est menée de façon plus aléatoire. Ce qui est certain, c’est que ces annonces tonitruantes d’augmentation des droits de douane, parfois suivies de revirements ou de pauses, ont des effets directs sur les marchés financiers. Elles peuvent faire baisser les cours en déclenchant des anticipations de récession, avant de les faire remonter en annonçant une accalmie ou l’ouverture de négociations. Dans ce contexte, il devient possible de réaliser des profits en spéculant sur ces fluctuations, surtout si l’on a accès à l’information en amont.

Cela ouvre une question grave : celle d’une orchestration délibérée de mouvements de marché, qui pourrait permettre des délits d’initiés. Cela mérite une exploration empirique, même si ce type d’enquête est difficile à mener en raison de l’accès restreint aux données de marché. Mais au-delà de ce point précis, ce climat d’incertitude généralisée a des effets délétères sur les marchés comme sur les décisions des acteurs privés et publics. On pourrait entrer dans une nouvelle crise financière, et je crains que les réformes post-2008 n’aient pas été suffisantes pour s’y préparer. Comme souvent, ce sont les banques centrales qui devront intervenir, en injectant massivement des liquidités, ce qui n’est qu’un prolongement d’un système qui crée les conditions de sa propre répétition.

Concrètement, quels événements pourraient provoquer une nouvelle crise financière ?

La combinaison de niveaux de dette privée et publique très élevés, et d’une perte de confiance sur les marchés, pourrait suffire à déclencher une nouvelle crise. Si les investisseurs anticipent une chute des cours, les coûts d’emprunt vont monter, rendant encore plus difficile le remboursement des dettes. On retombe alors dans des schémas de surendettement, où le désendettement devient inévitable, alimentant une spirale déflationniste.

Ce qui est difficile, c’est que les effets à court et à long terme des politiques actuelles peuvent être contradictoires : les droits de douane peuvent être inflationnistes à court terme, mais s’ils provoquent une récession, ils deviennent déflationnistes. Ce sont des mécanismes complexes, mais il est certain que l’instabilité actuelle pourrait très bien déboucher sur une nouvelle crise systémique.

En rétorsion, la Chine vendrait actuellement des bons du Trésor américains pour faire pression sur Trump. Est-ce un signal fort ?

C’est plausible et, d’une certaine manière, ce serait une réponse logique aux tensions commerciales. La Chine, comme d’autres pays, peut chercher à se défaire des bons du Trésor américains pour acheter d’autres titres souverains, ce qui pourrait bénéficier à l’Europe. Mais cela soulève une question majeure : celle de la soutenabilité de la dette américaine. Les États-Unis bénéficient d’un privilège exorbitant grâce au statut international du dollar et au fédéralisme budgétaire américain.

Tant que ce cadre est perçu comme stable, leur dette peut rester soutenable à des niveaux élevés. Mais si la confiance est rompue — par exemple si l’idée que Trump pourrait répudier une partie de la dette venait à s’installer —, cela pourrait déclencher une réaction en chaîne très dangereuse, avec des taux en hausse, un coût de la dette accru, et un risque de ne plus trouver preneur sur les marchés.

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“La guerre commerciale menée par les États-Unis pourrait inciter certains pays à privilégier d’autres devises”

Les bons du Trésor américains sont considérés comme l’actif obligataire le plus sûr au monde. Peut-on vraiment imaginer un renversement de perception ?

C’est justement ce qui est frappant : le fait qu’on se pose aujourd’hui une question qu’on ne se posait pas il y a encore quelques années montre bien que quelque chose a changé. Ce n’est pas le scénario le plus probable à court terme, mais ce n’est plus à exclure. Et si cela devait se produire, ce serait un véritable cataclysme, non seulement financier, mais aussi monétaire.

Cela remettrait en question l’hégémonie du dollar et pourrait profondément déstabiliser le système monétaire international. Cette idée revient périodiquement dans les débats, mais aujourd’hui elle prend un relief nouveau, notamment dans un contexte où la guerre commerciale menée par les États-Unis pourrait inciter certains pays à privilégier d’autres devises, ce qui finirait par éroder le statut du dollar.

Trump fait actuellement pression sur la Fed pour faire baisser les taux. Pourquoi ?

Trump cherche à obtenir une baisse des taux directeurs afin de stimuler l’économie américaine, bien qu’elle n’en ait pas particulièrement besoin à ce stade. Il espère ainsi créer un effet de relance, à des fins électorales sans doute. Mais Jerome Powell, malgré une indépendance un peu moins forte que celle de la BCE, résiste pour l’instant à ces pressions car l’inflation reste présente.

Trump semble également vouloir un dollar plus faible... Est-ce compatible ?

Non, et c’est là une contradiction majeure de sa stratégie. D’un côté, il veut un dollar faible pour améliorer la compétitivité des exportations américaines, mais de l’autre, cette stratégie risque d’affaiblir la confiance dans la monnaie américaine. Et sans cette confiance, les États-Unis auront beaucoup plus de mal à financer leur dette. Il y a un équilibre très délicat à maintenir : une monnaie trop forte nuit aux exportations, mais une monnaie trop faible fait fuir les investisseurs.

Or Trump semble ne regarder que le versant commercial de la question, en oubliant les conséquences monétaires et financières. Et dans un contexte de guerre commerciale, les autres puissances économiques ne resteront pas passives. Elles peuvent réagir, mener leur propre politique monétaire défensive, voire se tourner vers d’autres instruments pour échapper à la domination du dollar. Ce que Trump néglige, c’est qu’un dollar fort, malgré ses inconvénients, reste aujourd’hui le pilier de la confiance mondiale dans la dette américaine. Jouer à la baisse avec le dollar, c’est jouer avec la stabilité de son propre système financier.

“Le projet monétaire des cryptos, c’est une privatisation complète de la monnaie”

Comment jugez-vous la politique pro-crypto portée par Trump ?

C’est un paradoxe intéressant. Trump se veut patriote, donc défenseur de la souveraineté américaine et du rôle du dollar, symbole de cette souveraineté. Mais son projet politique est néolibertarien, et épouse parfaitement l’idéologie portée par les cryptos : rejet des banques centrales, du secteur bancaire traditionnel, de l’État. Le projet monétaire des cryptos, c’est une privatisation complète de la monnaie. Ce n’est pas du tout le modèle auquel j’aspire, mais c’est une transformation qu’il faut observer avec attention, car elle reflète une autre vision du monde.

La Chine et la Russie ont récemment utilisé Bitcoin pour une transaction énergétique. N’est-ce pas un tournant pour le système financier international ?

Cela montre que dans un contexte de sanctions, certains acteurs cherchent à tester des solutions de contournement. Mais je ne crois pas que le Bitcoin puisse, à moyen ou long terme, s’imposer comme une monnaie de règlement généralisée dans les échanges internationaux. Le projet politique de la Chine, par exemple, n’a rien à voir avec celui porté par le Bitcoin, qui reste fondamentalement libertarien. Ce que je vois là, c’est plutôt une utilisation ponctuelle, tactique. La neutralité technique apparente du Bitcoin est séduisante dans des contextes de crise, mais la monnaie n’est jamais neutre politiquement. Si le Bitcoin devait s’imposer largement, ce serait parce qu’un certain projet politique, celui d’une privatisation généralisée de la monnaie et d’un affaiblissement des institutions publiques, aurait triomphé. Et c’est précisément ce qui me pose problème.

Vous critiquez le système monétaire actuel, mais aussi celui des cryptos. Que proposez-vous ?

Le système monétaire actuel repose sur une création monétaire assurée par des banques privées qui vendent de la monnaie via le crédit ou l’achat de titres. Cela alimente le capitalisme financier et empêche une vraie transformation écologique et sociale. Nous proposons, dans « Le pouvoir de la monnaie » (éditions Les liens qui libèrent, 2024), que la Banque centrale européenne émette des subventions monétaires, sans dette, versées à des sociétés financières publiques gouvernées démocratiquement. Ces subventions serviraient à financer des projets à fort impact écologique ou social, mais non rentables, donc non finançables par l’endettement classique. C’est un moyen de remettre la monnaie au service de l’intérêt général, sans passer par la croissance infinie.

“Bitcoin est un projet monétaire alternatif qui pose les bonnes questions, même si je ne souscris pas du tout à ses réponses”

Bitcoin peut être considéré comme un bien public, c’est-à-dire une monnaie communautaire et sans discrimination. N’êtes-vous pas sensible à cela ?

C’est une idée intéressante, mais elle mérite d’être nuancée. Certes, Bitcoin fonctionne selon un protocole ouvert, auquel chacun peut théoriquement participer. Sa gouvernance est collective dans le sens où les évolutions du code sont discutées de façon distribuée. Mais en pratique, l’accès à la validation du réseau passe par le minage, qui est aujourd’hui une activité industrielle, dominée par des acteurs dotés d’une puissance de calcul énorme. Cela crée une forme d’exclusion implicite. La réalité de l’accès n’est pas aussi égalitaire qu’on le prétend.

Pour se procurer du bitcoin sans miner, il faut l’acheter, souvent sur des plateformes qui imposent leurs propres règles. Il y a donc une distance entre l’idéologie communautaire affichée et la réalité socio-économique de son usage. Enfin, je considère que la dynamique spéculative autour du Bitcoin brouille encore plus cette image : beaucoup l’utilisent aujourd’hui comme un actif financier, non comme une alternative monétaire réellement partagée.

>> Quels sont les grands challenges qui attendent Bitcoin ?

Malgré tout, ne pensez-vous pas que Bitcoin pousse à interroger le fonctionnement du système monétaire actuel ?

Oui, et c’est sans doute là sa plus grande utilité. Bitcoin, à travers le manifeste de Satoshi Nakamoto et les idées qu’il véhicule, remet en cause le monopole des banques centrales, la logique de la dette dans la création monétaire, le rôle des banques. C’est un projet monétaire alternatif qui pose les bonnes questions, même si je ne souscris pas du tout à ses réponses.

Je pense que le projet de société qui sous-tend le Bitcoin est néolibertarien, qu’il favorise la privatisation, l’individualisme, et qu’il ne permet pas d’affronter les grands défis collectifs comme la transition écologique ou la réduction des inégalités. Cela dit, je trouve très intéressant que le Bitcoin ait poussé autant de gens à s’intéresser à la monnaie, à sa fabrication, à son rôle. C’est un levier intellectuel puissant, même si, encore une fois, il me semble politiquement très problématique.

Et si une nouvelle crise financière éclatait, les cryptos pourraient-elles apparaître comme un refuge ?

C’est possible. Si la prochaine crise est mal gérée – par exemple si, comme en 2008 ou en 2020, les banques centrales interviennent massivement au bénéfice des marchés financiers sans corriger les déséquilibres sociaux – alors on peut s’attendre à un regain de défiance envers les institutions monétaires officielles. Cela peut nourrir un intérêt pour les cryptos comme alternatives. Mais ce que je crains, c’est que ces alternatives soient perçues comme neutres ou émancipatrices, alors qu’elles s’inscrivent dans une logique de privatisation extrême.

Si une crise sociale ou politique grave éclatait à la suite d’une nouvelle crise financière, cela pourrait ouvrir un boulevard à ces dispositifs monétaires alternatifs – non pas parce qu’ils sont plus justes, mais parce qu’ils seraient perçus comme étant en dehors du système. C’est là que réside le danger : on peut avoir l’illusion d’une rupture, alors qu’on approfondit en réalité la marchandisation du monde.

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