Alexandre Baradez : "Certains commencent à tester la solidité du marché obligataire américain"

Dans un contexte de fortes tensions commerciales entre les États-Unis, la Chine et l’Europe, Alexandre Baradez, analyste marché pour IG, dresse un état des lieux précis des risques économiques mondiaux. Récession, Bitcoin, tech, Europe : il détaille sans détour les perspectives d’investissement et les dangers à surveiller.
The Big Whale : Quel état des lieux peut-on faire de la situation actuelle ?
Alexandre Baradez : On peut faire plusieurs constats très nets. D’abord, on est dans une situation de volatilité extrême sur les marchés américains, mais aussi européens. Le VIX, qui mesure la volatilité, est monté jusqu’à 60, un niveau qu’on n’avait plus vu depuis la pandémie de Covid-19. C’est du jamais vu depuis plus de 20 ans si l’on exclut la crise sanitaire et les subprimes. Cela veut dire qu’on est en phase de krach, même si c’est un peu contre-intuitif parce que le mot “krach” évoque souvent une chute brutale et inattendue. Ici, c’est différent : ce krach est en partie “auto-infligé”, directement provoqué par les décisions de politique commerciale du président américain. Il n’y a pas eu de choc extérieur ; ce sont des décisions politiques qui créent la panique.
En Bourse, on considère qu’une baisse de 15 à 20 % en quelques jours constitue déjà un krach, quelle qu’en soit la cause. Et là, le marché price non seulement une récession, mais une contraction très rapide de la croissance. On est passé d’une croissance de 2,4 % au dernier semestre aux États-Unis à un scénario où l’on craint une récession dès le premier semestre suivant, peut-être même une contraction de 2 % du PIB. Ce genre de bascule aussi rapide dans un cycle économique n’est possible qu’en cas de choc massif sur la confiance, et c’est exactement ce qui se passe : la confiance des consommateurs et des entreprises chute fortement depuis plusieurs mois et accélère.
Cette récession est inéluctable ou bien peut-on encore l’éviter ?
Ce n’est pas totalement inéluctable, mais c’est devenu très probable. Ce qui nourrit aujourd’hui les craintes de récession, ce sont surtout les indicateurs avancés, qui sont des baromètres de la confiance. Dans le passé, il est arrivé que des PMI manufacturiers passent en territoire de contraction pendant des mois sans provoquer de vraie récession, notamment entre 2022 et 2024, où l’industrie montrait des signes de faiblesse mais où la croissance américaine se maintenait autour de 2-3 %. Mais cette fois-ci, c’est différent parce que ce sont les services qui décrochent, et l’économie américaine repose à 80 % sur les services.
Le dernier ISM Services montre une contraction des nouvelles commandes, ce qui est un signal avancé inquiétant. Et en parallèle, la composante “prix payés” de cet ISM repart à la hausse, ce qui pourrait raviver le risque de stagflation : une activité qui ralentit mais avec des prix qui restent élevés. Les grandes banques comme Goldman Sachs voient aussi leurs résultats baisser fortement, ce qui montre que le ralentissement est déjà perceptible. Donc même si techniquement la récession n’est pas encore là, la contraction de l’activité semble pratiquement certaine à ce stade.
Sur la guerre commerciale, qui est en position de force aujourd’hui ?
Pour l’instant, les États-Unis conservent une position de force relative, essentiellement parce qu’ils représentent le premier marché de consommation du monde. Quand tu as un pouvoir d’achat qui aspire une grande partie des exportations européennes, chinoises ou asiatiques, tu as un levier énorme. Si les États-Unis ralentissent leur consommation, ils ne se tirent pas seulement une balle dans le pied : ils touchent aussi toutes les grandes économies exportatrices.
Cependant, leur position reste fragile parce qu’elle repose sur une confiance domestique très élevée et sur des marchés financiers en bonne santé. Or, les marchés américains ont déjà perdu 20 % en quelques mois, et si la correction se poursuit de 10 ou 15 % supplémentaires, la pression intérieure va devenir intenable pour Trump, notamment via ses propres soutiens politiques et économiques. En plus, la hausse récente des taux américains, due aux craintes de ventes massives d’obligations, est un signe inquiétant. Les marchés pourraient devenir le véritable garde-fou contre une escalade incontrôlée.
“La Chine détient encore plus de 700 milliards de dollars de bons du Trésor américain”
Après avoir subit des taxes américaines de 104 %, la Chine a répliqué mercredi avec des taxes de 84 %. Leur riposte est-elle vraiment significative ?
La riposte chinoise reste assez mesurée pour l’instant. La Chine a annoncé des droits de douane sur des produits américains, mais leur impact direct reste limité parce que la Chine est devenue beaucoup moins dépendante des importations américaines. Ils ont développé leur propre écosystème technologique, automobile et industriel, ce qui réduit leur vulnérabilité. En revanche, la population chinoise aisée reste consommatrice de produits américains, notamment des iPhones ou du luxe. Leur taxation va donc toucher certains produits ciblés, mais sans provoquer de choc économique majeur à court terme.
Ce qui est beaucoup plus dangereux pour les États-Unis, c’est l’arme financière : la Chine détient encore plus de 700 milliards de dollars de bons du Trésor américain. Une vente massive ferait grimper brutalement les taux et fragiliserait la stabilité financière américaine. Même si ce n’est pas encore leur stratégie affichée, les mouvements récents sur les taux montrent que certains acteurs commencent peut-être déjà à envoyer des signaux en ce sens.
La Chine pourrait-elle vraiment utiliser l’arme des bons du Trésor ?
Si Pékin décidait de vendre massivement ces actifs, cela ferait chuter la valeur des obligations américaines et ferait mécaniquement grimper les taux d’intérêt, rendant le financement de l’État américain beaucoup plus coûteux. Ce serait un coup extrêmement dur pour Washington, surtout dans le contexte budgétaire actuel. Mais ce serait aussi une arme à double tranchant, car une dévalorisation des bons du Trésor toucherait directement les réserves financières de la Chine.
C’est pour ça que les Chinois sont prudents : ils agitent la menace sans passer à l’acte brutalement. D’ailleurs, ce n’est pas seulement la Chine qui pourrait exercer cette pression : le Japon, qui détient désormais encore plus de dette américaine, pourrait aussi peser. Si on observe ces derniers jours une tension aussi forte sur les taux américains, avec une hausse de 70 points de base en 2-3 jours, c’est peut-être déjà un signal que certains commencent à tester la solidité du marché obligataire américain. Ce genre de mouvement, sur le marché le plus liquide du monde, ce n’est jamais anodin.
Les milieux financiers américains restent-ils alignés avec Trump ?
On sent clairement des fissures apparaître. Bill Ackman, qui est une figure influente de Wall Street et qui avait soutenu Trump, commence à émettre de sérieuses réserves. Il reconnaît que sur le principe, faire pression pour obtenir une réduction des taxes mondiales peut se défendre. Mais il critique la méthode employée : trop brutale, trop rapide, trop risquée. La séquence actuelle, avec la baisse des marchés, la montée des taux, les risques sur la liquidité, n’était pas du tout le bon moment pour déclencher une guerre commerciale totale.
Beaucoup de financiers comprennent que si Trump ne change pas rapidement de stratégie, il pourrait plomber la croissance américaine, mettre en péril son propre mandat et précipiter une crise financière. Et même s’ils n’osent pas encore le dire frontalement, de plus en plus de soutiens économiques de Trump commencent à s’inquiéter en coulisses.
Les grandes entreprises tech américaines, comme Apple, semblent très silencieuses. Elles sont spectatrices de la situation ?
Elles ne sont pas totalement passives, mais elles agissent en coulisses. Beaucoup ont des relais de lobbying très puissants à Washington et font passer des messages d’inquiétude, mais sans jamais attaquer frontalement Trump pour éviter des représailles. Il faut comprendre que la tech américaine traverse une séquence très difficile : Tesla perd 50 %, Apple a chuté de 30 %, et en moyenne, les “Magnificent Seven” ont perdu 35 % de leur capitalisation en quelques mois. C’est énorme, d’autant plus que ces entreprises ont des millions d’actionnaires individuels qui subissent ces pertes via leurs fonds de pension et leurs plans de retraite.
La Silicon Valley reste sur la défensive parce qu’elle sait que Trump peut rapidement utiliser le levier réglementaire pour leur compliquer la vie. Mais ne pas les entendre publiquement ne veut pas dire qu’elles ne sont pas en train d’essayer, en interne, d’influencer la politique actuelle.

“Aujourd’hui, l’objectif est d’isoler la Chine”
Par rapport à la Chine, l’Europe adopte une stratégie différente dans ce contexte. Est-elle trop timide ?
Je dirais que l’Europe est en train de jouer une carte beaucoup plus habile que la Chine. Elle cherche à éviter l’escalade frontale. Bruxelles propose des compromis : zéro taxes réciproques sur l’automobile, l’industrie, ouverture partielle des marchés. En parallèle, l’Europe rappelle qu’elle a elle aussi des armes de rétorsion, comme l’instrument anti-coercition qui pourrait viser directement les géants américains du numérique. Mais elle ne les utilise pas immédiatement.
C’est une diplomatie intelligente parce qu’elle tient compte de la fragilité de son tissu économique et de la sensibilité de son opinion publique. L’Europe montre ainsi qu’elle veut éviter l’affrontement, tout en se préparant à se défendre fermement si nécessaire. C’est beaucoup plus fin et sans doute plus efficace à long terme que de partir immédiatement dans une logique d’escalade.
La Chine et les États-Unis sont-ils désormais seuls en face à face dans cette guerre ?
Oui, aujourd’hui, c’est vraiment un affrontement frontal entre les États-Unis et la Chine. L’administration américaine l’assume ouvertement : il y a une volonté de tracer une ligne de partage nette. D’un côté, 70 pays seraient prêts à négocier des accords commerciaux avec les États-Unis. De l’autre, la Chine est clairement désignée comme le rival systémique. C’est une rupture stratégique majeure.
Avant, même sous Trump lors de son premier mandat, il y avait encore des tentatives d’inclure la Chine dans un ordre mondial remodelé. Aujourd’hui, l’objectif est d’isoler la Chine, de la contenir et de l’affaiblir économiquement. C’est une dynamique extrêmement dangereuse, car elle oblige de nombreux pays à choisir un camp, ce qu’ils ne veulent pas forcément faire. Et pour les marchés, cela rajoute une couche supplémentaire d’incertitude.
Trump semble déterminé. Est-ce que les marchés peuvent réellement l’obliger à changer de stratégie ?
Aux États-Unis, le marché, c’est presque un quatrième pouvoir. Quand les marchés plongent fortement, ça a des répercussions immédiates sur la confiance des ménages, sur l’activité économique, sur la stabilité bancaire. On l’a vu en 2018 : la première guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine avait entraîné une explosion des taux interbancaires, signe que les banques ne se faisaient plus confiance pour se prêter entre elles.
Si un stress de liquidité du même type apparaissait aujourd’hui, la Fed serait obligée d’intervenir et Trump devrait impérativement changer de cap pour éviter un effondrement économique. Le marché est donc un véritable garde-fou contre une politique commerciale suicidaire. S’il y a une nouvelle chute de 10-15 % sur les marchés actions et des tensions sur le marché interbancaire, Trump sera forcé de négocier.
Commence-t-on à voir des signes de problèmes de liquidité ?
Pas encore de manière systémique, mais on s’en rapproche dangereusement. Pour l’instant, la séquence que l’on observe est classique en “risk-off” : les actions baissent, le pétrole baisse, les flux sortent des actifs risqués. Ce qui est plus inquiétant, c’est que désormais les taux américains à long terme remontent fortement alors qu’ils auraient dû baisser dans un contexte de panique boursière. Cela montre qu’il y a des ventes massives d’obligations, probablement liées à des acteurs qui veulent se délester d’actifs américains.
Le vrai signe d’alerte ultime sera la dégradation de la liquidité interbancaire, c’est-à-dire le moment où les banques ne se feront plus confiance pour se prêter entre elles, comme en 2018. Et ça, ça peut aller très vite : en quelques jours seulement, parfois même en quelques heures, les taux explosent et la machine financière peut se gripper. Ce serait à ce moment-là que la Fed devrait intervenir en urgence. Pour l’instant, on n’en est pas encore là, mais les tensions obligataires montrent que le système est sous pression.
“C’est typique d’une montée de la panique sur les marchés”
Que nous disent les mouvements de l’or et du pétrole dans ce contexte ?
Ce qui est frappant, c’est qu’on a eu dans un premier temps un schéma classique : avec le début des tensions commerciales, l’or a franchi les 3 000 dollars, signe de son statut de valeur refuge. Le pétrole, lui, a baissé, ce qui reflète les anticipations de ralentissement économique mondial. Mais ce qui est plus subtil, c’est que l’or, après son envolée, a connu une phase de repli.
Cela s’explique souvent par des appels de marge : quand les fonds perdent de l’argent sur d’autres actifs, ils doivent vendre même leurs positions refuges comme l’or pour couvrir leurs pertes. Ce n’est donc pas un signe que le risque a disparu, au contraire : c’est un signe de stress de liquidité. La séquence actuelle montre qu’on est dans une phase où tout baisse en même temps, actions, matières premières, obligations… C’est typique d’une montée de la panique sur les marchés.
Comment se comporte Bitcoin dans ce contexte ?
Bitcoin est intéressant à observer parce qu’il s’est comporté comme un actif technologique ces derniers mois, très corrélé au Nasdaq. Depuis l’avant-élection américaine, Bitcoin et le Nasdaq évoluent quasiment en parallèle, ce qui montre que les investisseurs le perçoivent encore comme un actif à risque. Mais ce qui est notable depuis quelques jours, c’est que Bitcoin montre une certaine résilience : il baisse moins que le Nasdaq. Ce n’est pas anodin.
Cela pourrait indiquer que dans ce stress généralisé, certains investisseurs commencent à voir Bitcoin non plus comme une simple valeur technologique, mais aussi comme une réserve alternative. Pour moi, la zone entre 70 000 et 80 000 dollars est très intéressante pour des investisseurs long terme. C’est une zone de support technique riche, et historiquement, ces niveaux d’accumulation précèdent souvent des phases de stabilisation, puis de reprise. Pour un profil patient, ce sont des niveaux à travailler sérieusement.
Des grandes figures financières, comme Larry Fink, ont défendu le Bitcoin récemment, est-ce un signal important ?
Oui, c’est très important et très structurant pour l’avenir de Bitcoin. Voir des figures comme Larry Fink de BlackRock reconnaître l’intérêt de Bitcoin et de la tokenisation des actifs montre que la finance traditionnelle intègre enfin ces nouveaux instruments. Ce n’est pas juste de la mode : c’est une mutation structurelle. Ils voient que la volatilité historique du Bitcoin diminue, ce qui est une condition indispensable pour qu’un actif soit accepté à grande échelle.
Historiquement, Bitcoin avait des pics de volatilité à 300 % ; aujourd’hui, on est beaucoup plus bas. Et surtout, l’arrivée massive des institutionnels crée une profondeur de marché : plus d’acteurs, plus de liquidité, moins de risques de crashs extrêmes. Cela change totalement le profil de risque de Bitcoin et prépare le terrain pour une adoption encore plus large. Personnellement, je crois beaucoup à la montée des actifs tokenisés dans les années qui viennent, et Bitcoin restera au cœur de ce mouvement.
Est-ce que les techs américaines offrent aussi des opportunités après la correction récente ?
Oui, mais avec prudence. Les grandes techs ont énormément souffert ces derniers mois : Tesla a perdu 50 %, Nvidia un tiers, Apple près de 30 %. Cela commence à recréer des points d’entrée intéressants pour des investisseurs long terme. Évidemment, il faut accepter la possibilité d’une nouvelle correction de 10 à 20 %, surtout si la volatilité persiste. Mais globalement, quand on paye une entreprise comme Nvidia ou Apple après une correction de 30-50 %, historiquement, sur des horizons de 3 à 5 ans, on fait de très bonnes performances.
Et ce raisonnement vaut aussi pour d’autres indices : même sur le CAC 40 autour de 7 000 points, ce sont des niveaux qu’il est raisonnable de travailler à l’achat pour un investisseur long terme. Il faut juste être sélectif, viser des valeurs solides, et accepter que la volatilité reste élevée à court terme.
“L’industrie européenne est clairement un des grands gagnants de la séquence actuelle”
Peut-on s’attendre à une rotation géographique des investissements, avec plus d’intérêt pour l’Europe et l’Asie ?
Oui, et je pense que c’est même déjà enclenché. Le contexte commercial et géopolitique pousse mécaniquement les investisseurs à diversifier leurs portefeuilles, et donc à réduire leur surpondération historique des États-Unis. Au premier semestre de cette année, on a déjà vu les marchés européens et émergents surperformer les actions américaines, ce qui est assez rare. La politique agressive de Trump isole les États-Unis et incite les investisseurs à chercher des alternatives en Europe, en Asie, en Amérique Latine.
C’est un mouvement de fond : les portefeuilles mondiaux étaient disproportionnellement concentrés sur les États-Unis, il était logique qu’une rotation arrive à un moment donné. Et aujourd’hui, cette rotation est alimentée autant par des raisons économiques que politiques.
Quels secteurs européens pourraient profiter de cette nouvelle donne ?
L’industrie européenne est clairement un des grands gagnants de la séquence actuelle. Tout ce qui touche aux infrastructures, à la défense, à la réindustrialisation bénéficie d’une dynamique structurelle très forte. Le Stock 600 Industrie Europe, par exemple, est un excellent véhicule pour capter cette tendance de fond. Même l’automobile européenne pourrait surprendre positivement : si la Chine, sous pression commerciale américaine, se recentre sur sa demande intérieure, cela allégera la concurrence sur les marchés européens.
D’autres secteurs à considérer sont les télécoms, souvent délaissés mais qui retrouvent de l’attrait avec les enjeux de souveraineté numérique. Et pour les profils plus audacieux, l’immobilier coté offre des opportunités après des baisses massives depuis 2021. Ce sont des secteurs qui bénéficieront mécaniquement de la baisse des taux et de la normalisation économique attendue après la séquence de stress actuelle. En revanche, je serais plus prudent sur les matières premières, pétrole notamment, qui restent vulnérables au risque de ralentissement économique mondial.
Avec toutes ces perspectives, le Bitcoin est-il pertinent dans un portefeuille ?
Oui, Bitcoin est un excellent complément de portefeuille dans la configuration actuelle. On va probablement entrer dans une phase de baisse des taux, de pression sur le dollar, et d’instabilité géopolitique durable : trois facteurs qui soutiennent historiquement Bitcoin. Il ne faut plus le voir uniquement comme un actif spéculatif ultra-volatile. Avec l’arrivée massive des institutionnels, Bitcoin s’est “épaissi” : il réagit mieux aux bonnes nouvelles, et sa volatilité est devenue plus gérable.
À partir d’ici, quels seraient tes objectifs de prix pour Bitcoin ?
Mon premier objectif raisonnable serait un retour vers 110 000 dollars, sur un horizon d’un an à un an et demi. Ce serait un niveau logique compte tenu des niveaux techniques actuels et du potentiel de reprise si les tensions commerciales s’apaisent. Ensuite, sur des horizons plus longs, 150 000 à 200 000 dollars me semblent atteignables d’ici trois ans. Mais il faut comprendre que la dynamique ne sera pas explosive comme après le Covid : ce sera probablement une remontée plus lente, plus structurée, avec de larges phases de consolidation. Ce qui est sain, en fait, car cela montre que Bitcoin devient un actif plus mature, intégré progressivement dans les portefeuilles traditionnels.
Est-ce qu’il faut aussi anticiper un retour des politiques monétaires ultra-accommodantes (QE) ?
Ce n’est pas le scénario de base pour l’instant, mais il ne faut pas l’exclure si la situation dégénère. Si la guerre commerciale s’envenime au point de provoquer un stress majeur sur la liquidité bancaire ou sur les dettes souveraines, alors oui, la Fed pourrait être contrainte de relancer un programme d’achats d’actifs, un QE. Mais dans un premier temps, on s’oriente plutôt vers une pause dans la réduction du bilan de la Fed et vers des baisses de taux progressives.
Ce serait déjà un environnement très favorable pour les actifs risqués. Le QE redeviendrait d’actualité uniquement en cas de crise systémique sérieuse, comme une flambée des taux longs incontrôlée ou une crise de liquidité interbancaire majeure.
“En cas de reprise de l’appétit pour le risque, Bitcoin pourrait rebondir fortement”
Est-ce que la BCE pourrait diverger de la Fed dans ce contexte ?
C’est déjà le cas et cette divergence pourrait s’accentuer. La Fed a ralenti ses baisses de taux après une dernière baisse en décembre, tandis que la BCE continue d’assouplir sa politique monétaire. L’Europe offre aujourd’hui une meilleure visibilité monétaire que les États-Unis, ce qui est assez inédit.
Cela contribue à renforcer l’attrait relatif des actifs européens dans les portefeuilles mondiaux. Cette divergence, si elle se confirme, pourrait même entraîner un rééquilibrage durable des flux d’investissement en faveur de l’Europe, d’autant plus que les marchés européens restent globalement moins chers que les marchés américains.
Risque-t-on de revivre une crise des dettes souveraines en Europe ?
Il ne faut jamais dire jamais, mais aujourd’hui le risque reste modéré. Le plan budgétaire massif de l’Allemagne, abondé par les fonds européens, va irriguer toute l’économie européenne et soulager des États plus fragiles comme la France, l’Italie ou l’Espagne. Tant que cet argent est bien déployé, on devrait éviter une crise de la dette à court terme.
En revanche, si la guerre commerciale s’éternise et plonge l’économie européenne en récession, alors les spreads (écarts de taux) pourraient se tendre fortement, notamment entre la France et l’Allemagne. Le vrai risque serait une escalade prolongée sur plusieurs mois qui étoufferait la croissance et détériorerait la perception du risque souverain. Mais pour l’instant, le scénario central reste celui d’une résilience européenne.
Finalement, est-ce qu’on peut être un peu optimiste pour l’Europe dans ce contexte ?
Oui, et ce n’est pas de l’optimisme naïf : il y a de vraies raisons objectives. L’Europe est en train de bouger. On sent que la Commission commence à comprendre qu’il faut alléger la charge réglementaire, qu’il faut investir massivement dans l’industrie et la défense, et qu’il faut rendre le marché intérieur plus attractif pour les entreprises.
L’Europe a une vraie carte à jouer : elle offre aujourd’hui plus de stabilité que les États-Unis, elle bénéficie de plans d’investissement structurels massifs, et elle a un potentiel de rattrapage important sur les marchés financiers. On voit déjà les flux commencer à se repositionner. Si cette dynamique se confirme, l’Europe pourrait devenir dans les prochaines années une vraie alternative d’investissement crédible face aux États-Unis et à la Chine.
Et niveau actions européennes, quels secteurs seraient les plus prometteurs dans ce “nouveau monde” ?
L’industrie au sens large est incontournable : infrastructures, équipementiers, défense, construction, tout ce qui va bénéficier de la réindustrialisation européenne. Le secteur automobile pourrait également tirer son épingle du jeu, surtout si la Chine stimule sa consommation intérieure. Les télécoms, longtemps oubliés, reviennent aussi sur le devant de la scène avec les enjeux de souveraineté numérique. L’immobilier coté, très déprimé depuis 2021, offre également des opportunités intéressantes à moyen terme avec la baisse des taux.
En revanche, je serais plus prudent sur l’énergie et les matières premières industrielles, qui sont plus exposées à un ralentissement de la croissance mondiale. Globalement, il faut privilégier des secteurs liés à l’investissement productif, à la souveraineté économique, et capables de bénéficier de la baisse progressive des taux d’intérêt.
Et le Bitcoin dans tout ça ? Avec toutes ces perspectives de baisse des taux et d’injection de liquidités, est-ce que ce n’est pas pertinent de l’avoir comme protection face au scénario catastrophe ?
Le Bitcoin, dans ce contexte de baisse probable des taux et de pression sur le dollar, a toute sa place dans une stratégie de couverture. C’est un actif qui bénéficie historiquement des phases d’expansion monétaire et de baisse des taux longs, car cela réduit l’attractivité des placements traditionnels comme les obligations. À cela s’ajoute un élément important : la corrélation actuelle entre Bitcoin et le Nasdaq reste forte, mais elle est en train de s’atténuer. Bitcoin montre désormais une meilleure capacité de résistance lors des phases de stress.
En cas de reprise de l’appétit pour le risque, Bitcoin pourrait rebondir fortement, et il garderait un rôle de “hedge” contre les risques systémiques si les choses dérapaient. Sa capitalisation reste relativement faible par rapport aux grandes classes d’actifs traditionnels, ce qui fait qu’un afflux même modeste de nouveaux capitaux pourrait déclencher des mouvements de prix importants. Bref, ne pas en avoir du tout dans un portefeuille aujourd’hui, ce serait passer à côté d’une protection et d’une opportunité.

Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.


