Evan Cheng (Sui Network) : "Réussir là où Libra a échoué"
Ancien membre de Libra, le projet de stablecoin abandonné par Meta en 2022, Evan Cheng a fondé Mysten Labs, la start-up à l'origine de la blockchain Sui. Il détaille à The Big Whale les perspectives de ce nouveau projet.
The Big Whale : Vous avez occupé des postes importants chez Apple et Facebook, qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans la crypto ?
Evan Cheng : Comme vous le savez, Facebook et Apple sont deux entreprises très centralisées et cela pose un certain nombre de problèmes, surtout en matière de technologie. Même avant de les rejoindre, j'avais toujours été intrigué par l’idée de décentralisation et je pense que celle-ci devrait se généraliser à long terme. Inévitablement, le modèle des entreprises centralisées devra évoluer dans le futur.
Qu’est-ce qui vous motive dans l’idée de construire une blockchain ?
Une blockchain publique permet d’attirer une communauté de développeurs pour construire des applications sans dépendre d'une organisation centralisée. C'est un outil très puissant pour l'innovation car n'importe qui peut choisir de déployer sa propre application sans nécessairement avoir à demander une autorisation. Je pense que c’est ce qui a manqué à Libra : nous aurions dû proposer une plateforme globale décentralisée plutôt qu'un produit centralisé comme un stablecoin.
C'est-à-dire ?
Avec le recul, il aurait été plus pertinent de lancer une plateforme, comme une blockchain ou un protocole, permettant d'expérimenter et de savoir ce que le marché attendait précisément. Le projet Libra n’était pas aussi large, il était surtout conçu comme un stablecoin centralisé qui avait vocation à être échangé comme de la monnaie. Ce choix nous a particulièrement exposé aux régulateurs qui n'étaient pas prêts à considérer le lancement d'un tel projet, notamment pour des raisons de souveraineté.
Néanmoins, cette expérience a été très enrichissante. Beaucoup d’anciens membres de l’équipe de Libra connaissent aujourd’hui le succès avec des projets importants (comme Aptos, ndlr). Avec Sui, nous avons l’ambition de réussir là où Libra n’a pas fonctionné.
N’y a-t-il pas un regret au sujet de Libra lorsqu’on voit la place que les stablecoins ont pris aujourd’hui ?
Cela fait partie du risque lorsque vous entreprenez et prenez les devants. Parfois, vous avez raison trop tôt, mais le marché n’est pas prêt. Mais comme vous le soulignez, les développements des stablecoins comme l'USDC de Circle ou le FDUSD (First Digital USD) montrent que c'est l'un des produits les plus utiles du secteur.
Revenons à Sui, en quoi est-ce pertinent de lancer une nouvelle blockchain de type layer 1 ?
L'une des clés pour qu'un projet d'infrastructure rencontre le succès, c'est de favoriser une activité on-chain durable. Les blockchains auront réussi le jour où le prix du token importera moins que l'utilité de son réseau natif.
Pour cela, vous devez proposer des incitations suffisantes pour attirer à la fois les développeurs, qui ont intérêt à construire sur votre réseau, mais aussi les utilisateurs.
Je pense que nous avons trouvé le bon équilibre car notre modèle permet de nous adapter au besoin de scalabilité qui va rapidement augmenter à mesure que la blockchain sera adoptée. Nous avons également un modèle d'inflation basé sur une quantité de tokens limitée, ce qui offre une incitation économique intéressante.
Nous voulons également contribuer à améliorer l'expérience utilisateur. Il est clair que celle-ci n’est pas encore satisfaisante pour favoriser une adoption de masse. Demain, vous devez pouvoir créer un wallet en self-custody aussi simplement que lorsque vous créez un compte e-mail. C'est le sens de ce que nous voulons faire avec des outils comme zkLogin par exemple.
Quels types d'utilisateurs souhaitez-vous attirer en premier ?
Nous n'avons pas de cible particulière. Ce que nous voulons, c'est créer un réseau qui redéfinit le concept de confiance et globalement des interactions humaines. Si demain, une grande majorité des utilisateurs ont la possibilité de détenir eux-mêmes leurs actifs et leurs données personnelles, cela changera beaucoup de choses. C'est ce que nous voulons créer et favoriser avec Sui.
Pour cela, nous voulons en premier attirer les développeurs qui construiront des applications qui répondront aux besoins du marché. C'est vraiment notre priorité.
La compétition est féroce, avez-vous une stratégie et comment comptez-vous vous démarquer de la concurrence ?
Nous ne voulons pas nous spécialiser dans un domaine en particulier comme le gaming ou devenir le réseau des entreprises. Nous voulons créer un mix permettant à de nombreux secteurs et types d'utilisateurs de cohabiter et de construire sur notre réseau.
Vous devez accueillir tout le monde et je suis convaincu qu'à terme, sans être obligé d'intervenir pour réguler l'activité, le marché s'ajustera et se dirigera en majorité vers les produits qui ont le plus de sens. Le fait qu'une partie encore très importante de l'activité du secteur se concentre sur les memecoins montre que le marché est encore largement immature. Pour le moment, l'activité sur blockchain se résume essentiellement à la spéculation qui définit les cycles haussiers (bull run) et baissiers (bear market).
Dans ces conditions, il est encore très difficile de construire un business viable. Le réseau Sui a pour ambition d'être cet environnement favorable à la création d'applications utiles pour faire avancer le secteur. Au fur et à mesure que l'adoption augmentera, l’importance de la spéculation diminuera, j'en suis convaincu.
Ce qui fait votre particularité, c'est aussi votre langage de programmation Move hérité de Libra (partagé avec le projet Aptos, également conçu par des transfuges du projet Libra). Pourquoi estimez-vous qu’il est meilleur que Solidity, le langage d’Ethereum ?
Nous pensons que Solidity n'a aucune chance de réussir. Pour faire simple, vous n'avez pas les moyens suffisants avec Solidity de vérifier la véracité d'une implémentation. C'est pour cela que nous pensons que ce langage va échouer car il n'offre pas les garanties nécessaires pour gérer des trillions d'actifs. Notre langage de programmation offre une meilleure sécurité et surtout n'oblige pas les développeurs à être aussi des experts en cybersécurité.
Vous n’êtes pas sans savoir que la plupart des projets surnommés “Ethereum killers” n’ont pas connu le succès escompté…
Évidemment, je n'ai pas cette prétention. Mais ce que je souhaite souligner, c'est que Solidity est un langage de programmation inefficace et difficile à manipuler pour effectuer des opérations de plus en plus complexes, et donc de nature à rassurer les utilisateurs, à la fois particuliers et institutionnels.
Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.