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Enquête : Ledger, un géant à la croisée des chemins

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Enquête : Ledger, un géant à la croisée des chemins

Enquête : Ledger, un géant à la croisée des cheminsEnquête : Ledger, un géant à la croisée des chemins

Après une année 2023 agitée, Ledger veut rebondir en 2024. La licorne française devra gérer la sortie de ses nouveaux produits et l’accélération de sa transition vers le software.

Auprès de ses interlocuteurs, qu’ils soient clients, concurrents ou journalistes, Pascal Gauthier aime bien rappeler que Ledger “va bien”. Surtout quand on ne lui pose pas la question.

“Certains aiment bien nous critiquer parce que c’est facile, parce que nous sommes l’un des gros acteurs du secteur, mais très honnêtement tout n'est pas justifié”, explique celui qui est PDG de la licorne française depuis 2019.

Si certaines critiques sont en effet loin d'être justifiées, d’autres le sont toutefois beaucoup plus, et plusieurs épisodes de 2023 sont là pour le rappeler. Entre les retards sur le Stax, les départs en série et certains questionnements sur la stratégie, le leader mondial de la conservation d’actifs numériques doit relever de nombreux défis pour relancer la dynamique, et profiter à plein de 2024, année de son dixième anniversaire !

1/ Sortir et pousser les nouveaux produits

Le premier des défis est évidemment sur les produits. Depuis sa création en 2014, Ledger est connu pour ses portefeuilles matériels (hardware wallets en anglais), les fameux “Nano”, qui permettent de stocker et sécuriser des actifs numériques.

En un peu moins de dix ans, la société a vendu plus de 6 millions de Nano (S, S+ et X), ce qui lui a permis de devenir le leader mondial des hardware wallets loin devant Trezor et les autres acteurs du secteur.

Aujourd’hui, Ledger assure que ses produits permettent de conserver et sécuriser 20% des crypto-actifs de la planète (et 30% des NFTs), soit plus de 200 milliards de dollars d’actifs. “Ledger est clairement l’un des poids lourds de l’industrie crypto”, explique un bon connaisseur du secteur.

Mais la machine s’est quelque peu enrayée en 2023, et pas seulement à cause de la baisse des marchés. L’un des principaux grains de sable a été le nouveau produit de la société : le Stax.

Plus grand que ses prédécesseurs, avec un écran de la taille d’une carte de crédit, le Stax, qui a été présenté en grande pompe fin 2022 lors de la conférence annuelle produits de Ledger, Ledger Op3n, (nous y étions), n’est toujours pas disponible début 2024 (il devait l’être au printemps 2023), ce qui a suscité pas mal de tensions en interne et de critiques en externe.

“C’est révolutionnaire d’avoir un écran de cette taille avec ce degré de sécurité”, nous avait expliqué un responsable de Ledger au moment de la présentation du Stax.

Les critiques sont d’autant plus vives que le Stax a été en précommande pendant des mois début 2023 et que les commandes ont atteint des dizaines de milliers d’unités à l’été; les clients lassés d’attendre et qui le désiraient ont été depuis remboursés.

Comme nous l’avons révélé il y a plusieurs mois, les retards du Stax, qui a été conçu par Tony Fadell (père de l’iPhone), sont dus à des problèmes d’écran que les prestataires ont eu du mal à fabriquer en quantités industrielles - c’est-à-dire à des centaines de milliers d’unités.

“Le produit est parfait, sauf l’écran qui nous a fait perdre beaucoup de temps, mais nous avons résolu le problème”, explique aujourd’hui Pascal Gauthier, qui voit le Stax comme le nouveau produit phare de la société.

“Notre objectif a toujours été de faire au portefeuille ce qu’Apple a fait au téléphone, et le Stax va nous permettre d’avancer dans cette direction”, ajoute-t-il.

Quand est-ce que le Stax sera disponible ? Courant 2024 assure-t-on du côté de Ledger. “Lorsque le produit sera sorti, tout le monde se rendra compte que l’on a créé un écart monstrueux avec la concurrence”, souligne son CEO. Sur ce point, difficile de lui donner tort quand on voit que la plupart des options disponibles sur le marché, Trezor en tête, n’ont pas sorti de vrais nouveaux produits depuis des années.

En attendant, les retards du Stax ne sont pas neutres puisque le manque à gagner a poussé Ledger à réduire la voilure. À l’automne, la société a annoncé le départ de près de 100 personnes, faisant grimper le total des départs à 300 sur l’année 2023. Actuellement, Ledger compte un peu moins de 600 personnes.

“Les problèmes du Stax ont pesé”, confirme une bonne source, qui souligne des couacs en série sur les produits.

Car en plus des problèmes sur le Stax, la licorne française - valorisée plus d’un milliard d’euros - a aussi eu des difficultés sur la sortie de Ledger Recover, qui était lui aussi un produit-fonctionnalité important pour la société.

Pour rappel, le but de “Recover” est de permettre aux utilisateurs des Nano de disposer d’une sauvegarde en cas de perte de leur phrase de récupération (12 ou 24 mots qui permettent de récupérer l’accès à son portefeuille).

À la base, cette nouvelle fonctionnalité devait être présentée au printemps 2023 aux utilisateurs, “pour en faire la pédagogie”, sauf qu’elle a été intégrée au sein d’une mise à jour du logiciel interne des Nano et que ce sont certains utilisateurs qui l’ont découverte eux-mêmes. Pas idéal, surtout lorsque l’on parle de sécurité et de confiance !

En quelques heures, Ledger Recover est devenu l’un des principaux sujets de discussion au sein de la communauté crypto avec des suspicions sur la capacité de Ledger à accéder à la phrase de récupération des utilisateurs.

Ces doutes ont été levés par le CTO de Ledger, Charles Guillemet, dans une interview avec The Big Whale. “On a vraiment merdé sur la communication, alors que c’est un très bon produit pour les nouveaux entrants dans la crypto”, rembobine un responsable de Ledger. Mais le mal est, au moins en partie, fait.

Depuis, et pour rassurer les clients, Ledger a rendu open-source la plupart des éléments sur Recover, et même au-delà. Recover est disponible pour 9,99 dollars par mois pour tous les propriétaires des Nano X.

Selon nos informations, les chiffres de vente sont en dessous des attentes. “C’est décevant” confirme une bonne source, qui cite à peine quelques milliers d’abonnements. "Mais c'est normal, il faut laisser du temps aux gens pour qu'ils s'emparent de la fonctionnalité", ajoute-t-il.

Les plus critiques expliquent que Recover, qui a braqué certains fans historiques de la marque, “pourrait coûter plus cher que ce que cela va rapporter” avec les abonnements. Si cela est vrai à court terme, la situation à moyen-long terme pourrait être différente.

2/ Accélérer sur Ledger Enterprise

L’un des autres grands défis de Ledger est de réussir à accélérer sur sa partie “entreprises”. Tout le monde ne le sait pas forcément, mais depuis 2021, Ledger a une activité dédiée aux start-up et aux grands groupes avec son Vault ; Le Vault est une sorte de hardware wallet, mais pour les entreprises.

Après un départ très prometteur en 2021-2022, lié en grande partie au marché haussier des cryptos, Ledger Enterprise a toutefois commencé à voir sa croissance ralentir. “Au début, on ne se posait pas trop la question et on prenait Ledger parce que c’est Ledger”, explique un ancien client.

Mais des entreprises comme Fireblocks, Metaco et Taurus sont progressivement montées en puissance. “Fireblocks a un produit simple et compétitif, qui plaît aux entreprises de taille moyenne, tandis que Metaco et Taurus ont réussi à faire leur trou avec les institutions financières”, explique un bon connaisseur de l’industrie.

Résultat, Ledger Enterprise est passé du statut de leader en puissance à celui de challenger. “Ledger Enterprise va très bien. Nous avons perdu et gagné des clients comme tout le monde, mais nous avons maintenu le business”, explique Pascal Gauthier. “Ledger Enterprise est une super technologie. Si c’était une entreprise indépendante de Ledger, elle aurait déjà levé sur une valorisation très importante”, ajoute-t-il.

Aujourd’hui, Ledger Enterprise représente quelques dizaines de personnes dans la société avec des compétences transversales, comme l’explique Sébastien Badault, arrivé chez Ledger en 2022, et responsable de Ledger Enterprise.

Actuellement Ledger travaille avec plusieurs centaines de sociétés. À titre de comparaison, Fireblocks, qui est aujourd’hui considéré comme le leader, revendique plus de 1500 clients. Les plus petits contrats rapportent quelques milliers d’euros, tandis que les plus importants rapportent plusieurs centaines de milliers d’euros.

En 2024, le but est de profiter du rebond des marchés et de grappiller des parts de marchés avec les entreprises. Le lancement de Tradelink en 2023 doit permettre à Ledger de convaincre davantage de clients. Tradelink est la plateforme de trading de Ledger pour les institutionnels.

“Nous sommes très optimistes sur ce segment. Les ETF Bitcoin Spot vont attirer encore plus d’entreprises. Après les Etats-Unis, il va y avoir des ETF en Asie, à Hong Kong et à Singapour”, souligne Dušan Stojanović, associé au sein du fonds True Global Ventures, qui est l’un des investisseurs dans Ledger.

Le défi ne sera toutefois pas simple puisqu’avec le récent plan social, Ledger a perdu une partie de son équipe de commerciaux sur la partie Enterprise.

Selon nos informations, toute l’équipe de commerciaux aux États-Unis est partie. “C’est compliqué dans ces conditions d’être à l’offensive”, souligne un proche de la société.

3/ Continuer de pivoter

Ces tensions sur les produits reflètent un vrai débat en interne autour du modèle de Ledger. Quel est son positionnement en 2024 ? Retail ou business ? Hardware ou software ? 🤔

Pendant de nombreuses années, la société, qui va fêter ses 10 ans cette année, n’a fait que du hardware. “C’est un business intéressant, mais c’est un one shot. Quand vous vendez un Nano à quelqu’un, vous ne lui en vendez pas un tous les ans, il n’y a pas de revenus récurrents”, explique le responsable d’un fonds Web3.

C’est précisément pour créer ces revenus récurrents que, sous l’impulsion de Pascal Gauthier, Ledger a commencé à pivoter de modèle passant d’une activité exclusivement basée sur le “matériel” à une activité mixte où il y a à la fois du matériel ET du logiciel. Une stratégie qui trouve son inspiration, à nouveau, chez Apple avec l’iTunes Store (2003) et l’AppStore (2008) lancés en marge des succès de l’iPod et de l’iPhone.

La première pierre de ce pivot a été Ledger Live. Lancée en 2018, l’application est progressivement montée en puissance et constitue aujourd’hui le socle de tous les services transactionnels de Ledger qui vont de l’achat-vente de cryptos au staking.

“Fin 2023, on est arrivés sur un mix business où tous les services logiciels (Ledger Live et autres) représentent une partie significative de nos revenus, et surtout de la marge”, explique Pascal Gauthier, qui revendique une croissance de 100% chaque année sur les volumes d’achat et de vente de cryptos.

Quel impact ces volumes ont sur le business ? “Les revenus sont fonction des volumes”, explique Pascal Gauthier, sans donner précisément de chiffres. “Dès que le marché remonte, les revenus progressent.”

Selon nos informations, si les ventes de hardware wallets restent encore la principale source de revenus de Ledger, les services additionnels ne cessent de progresser. “C’est désormais une part significative”, souligne une bonne source.

Le staking fait également partie de cette stratégie. “Le staking est une vraie ligne de business pour Ledger”, confirme un investisseur de la société.

Selon les données disponibles sur plusieurs agrégateurs (Solana Beach), Ledger est le deuxième validateur sur Solana (en déléguant à Figment), derrière l’Américain Coinbase.

Sur Ethereum, Ledger est aussi l’un des gros acteurs, mais la société passe par Kiln et Lido. Selon nos informations, Ledger a presque envoyé 1 million d’ethers en staking via Kiln et Lido, ce qui en ferait par délégation le 5e validateur du marché.

“Le modèle de Ledger a complètement changé”, explique Dušan Stojanović du fonds True Global Ventures. “Aujourd’hui, la société a des revenus récurrents, notamment avec Ledger Live et grâce aux entreprises. C’est ce qui lui permet d’être beaucoup plus solide et résilient”, ajoute-t-il.

4/ La culture en interne

Reste que la transition de la société, ainsi que les départs en cascade ces douze derniers mois, soulèvent des questions en interne, et notamment celle des profils. Une complexité résumée par un ancien de la société : “Ledger est-elle une entreprise de geeks ou de marketers ?”

Pendant des années, Ledger a été une société d’ingénieurs et de geeks, mais avec la transition vers le logiciel, le besoin pour ces profils est moins important. Les arrivées successives de Ian Rogers (Chief Experience Officer, transfuge de LVMH) et d’Ariel Wengroff (Global Marketing) en 2021 sont, de ce point de vue, un vrai tournant.

“Ils sont excellents dans leur domaine, mais ils sont très marketing et grand public”, explique un bon connaisseur de la société. Certains soulignent que la sortie de Ledger Recover, contestée par une partie de la fan base de Ledger, serait la traduction de ce pivot pour attirer de nouveaux utilisateurs. Et que ce serait évidemment une erreur.

"Si nous avons vendu 6 millions d'appareils, c'est surtout grâce aux fans de crypto et aux maximalistes du bitcoin, ce n'est pas grâce aux gens dans la rue qui verraient des publicités Ledger qui n'existent même pas", résume un ancien de la société.

Cette position est évidemment contestée par la direction actuelle et les investisseurs. "Ce qui se passe chez Ledger est totalement normal. Ils sont en train de créer de nouvelles lignes de business, donc cela crée des tensions. Apple et d'autres géants ont eux aussi connu cela par le passé", explique une banquière.

Une position assumée par Pascal Gauthier : "Entre les marchés baissiers de 2018 et de 2023, l'activité globale de Ledger a été multipliée par 5 et en plus on a un mix business plus équilibré", se félicite-t-il.

5/ La situation financière

Ces bons chiffres n'ont pas pour autant permis à Ledger de devenir profitable. Comme toutes les start-up, Ledger perd de l'argent chaque mois. C'est même précisément pour cette raison que les start-up lèvent plus ou moins régulièrement des fonds, en attendant de générer suffisamment de cash pour être financièrement indépendantes.

Début 2023, Ledger a ainsi bouclé un nouveau tour de 100 millions d'euros, alors que la plupart des entreprises n'ont pas réussi à lever de l'argent. "Ils ont profité à plein de leur crédibilité sur le marché. Pour un investisseur, c'est rassurant de mettre ses billes dans une société comme Ledger", explique un VC européen, qui continue de miser sur l'entrée en Bourse de Ledger "dans les cinq ans".

Performance notable, Ledger a réussi à lever des fonds en gardant la même valorisation que sur les tours précédents, c'est-à-dire au-delà du milliard d'euros.

La question de la trésorerie reste toutefois prégnante. "Lorsque vous avez autant de personnes (600, ndlr) avec certains profils hautement qualifiés, vous dépensez beaucoup d'argent", souligne un investisseur.

Combien de trésorerie ont-ils ? Selon plusieurs personnes interrogées, Ledger aurait un peu moins de deux ans de runway, c'est-à-dire d'argent pour couvrir ses dépenses. Interrogé, Pascal Gauthier n'a évidemment pas fait de commentaire sur le sujet. Aucune entreprise privée ne communique sur ce genre de chiffres.

6/ Le spectre de la régulation

S’il y a en revanche un sujet où les entreprises cryptos communiquent, c’est bien celui de la régulation. Avec l’arrivée de MiCA, qui va entrer progressivement en vigueur (on en parlait la semaine dernière), une grande partie de l’industrie va être impactée, notamment avec les agréments qui seront obligatoires en 2026.

Jusque-là, Ledger est toujours passé au travers de la réglementation parce que la société ne fait que fournir de la technologie. “Ledger est un fournisseur de technologies de conservation et pas une société qui gère en direct les fonds de ses clients”, explique un expert.

Mais avec ses nouveaux services, notamment Tradelink, les choses pourraient quelque peu évoluer. “S’ils commencent à fournir un outil clé en main et qu’ils remontent dans la chaîne de valeur, c'est peut-être une autre histoire”, indique un expert. La possibilité ? Que l’activité de Ledger entre dans le cadre du PSAN dédié à la conservation...

Sollicités, les autorités et régulateurs français n’ont pas réagi.

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