La finance décentralisée (DeFi) promet de démocratiser l'accès à des produits financiers traditionnellement réservés aux professionnels. Le prêt et l'emprunt (lending & borrowing) en sont un parfait exemple.
Des protocoles comme Compound, Aave, Morpho ou Euler mettent directement en relation prêteurs et emprunteurs. Les prêteurs sont rémunérés pour leur capital, tandis que les emprunteurs paient pour emprunter des cryptomonnaies ou des stablecoins. Contrairement à la finance traditionnelle, ces protocoles offrent des emprunts instantanés et non discriminatoires, sous réserve de remplir les conditions fixées.
Paul Frambot, CEO de Morpho Labs, souligne l'importance d'une infrastructure partagée : “Une blockchain publique est essentielle pour l'efficacité. Nous visons un lieu unique où tout converge et se règle, permettant ainsi de débloquer davantage d'efficacité”.
Cependant, un obstacle majeur persiste : la nécessité pour les investisseurs de surcollatéraliser leur position pour emprunter. Ce frein est d'autant plus problématique que le crédit on-chain peine encore à s'imposer en DeFi.
Apparus en 2017, les protocoles de lending ont véritablement explosé lors du “DeFi Summer” de 2020, avec l'émergence de Compound et Aave. Malgré leur succès, ces systèmes présentent encore d'importantes limites à une adoption massive. Des acteurs comme Morpho tentent de relever ces défis.
L'évolution du secteur, de l'émergence des pools de liquidité aux abus liés au “liquidity mining”, remet aujourd'hui en question le pouvoir des organisations autonomes décentralisées (DAO). L'objectif est d'accorder plus de liberté et de contrôle aux acteurs vis-à-vis des protocoles.
Compound et le "liquidity mining" Officiellement déployé sur Ethereum en 2018, Compound, créé par les Américains Robert Leshner et Geoffrey Hayes, s'est imposé comme un pionnier à bien des égards.
Bien que les prémices du lending soient attribuables à EthLend (aujourd'hui Aave), lancé en 2017 par l'entrepreneur finlandais Stani Kulechov avec son modèle de prêt pair-à-pair, c'est le concept de pool de liquidité de Compound qui a révolutionné cette activité.
Le modèle d'EthLend nécessitait qu'un prêteur trouve une demande d'emprunt correspondant à ses critères, ou qu'un emprunteur accepte une offre de prêt spécifique.
En revanche, les pools de liquidité de Compound libèrent les prêteurs de la contrainte de choisir individuellement les emprunteurs. Ils déposent simplement leurs fonds dans un pool accessible à tous les emprunteurs. Cette innovation rend les prêts plus accessibles, sans nécessité de correspondance directe entre l'offre et la demande. Les taux de prêt et d'emprunt s'ajustent automatiquement selon les conditions du marché — un concept révolutionnaire pour l'époque.
En juin 2020, le lancement du jeton de gouvernance COMP a marqué un tournant pour le protocole et la DeFi dans son ensemble. Au-delà d'octroyer un droit de vote au sein de l'organisation autonome décentralisée (DAO) du protocole, le COMP a surtout introduit le concept de “liquidity mining”.
Ce mécanisme récompensait les utilisateurs en jetons COMP proportionnellement à leur activité sur le protocole, que ce soit pour des dépôts ou des emprunts. Le taux de récompense s'ajustait en fonction de l'activité globale du protocole.
Lors du lancement du COMP, la valeur totale verrouillée (TVL) sur le protocole s'élevait à environ 150 millions de dollars. Un an plus tard, elle dépassait les 20 milliards de dollars. Sur la même période, le prix du COMP est passé de 90 à 800 dollars l'unité.
Source: DefiLlama De nombreux investisseurs ont été attirés par les récompenses en COMP, non pour utiliser réellement les services de prêt ou d'emprunt, mais pour profiter des gains rapides grâce à la distribution de tokens.
Cette pratique, appelée “yield farming”, a créé un flux de liquidité à court terme, aussi nommé mercenary capital (capital mercenaire). Ces utilisateurs retiraient leurs fonds dès que les récompenses devenaient moins attractives ou que de meilleures opportunités de rendement apparaissaient ailleurs.
Certains investisseurs ont exploité ce système en utilisant l'effet de levier : ils empruntaient des fonds sur Compound, les redéposaient, puis répétaient le processus. Cette stratégie a gonflé artificiellement la valeur du protocole, tout en augmentant les risques de liquidations et la volatilité des taux d'intérêt.
“À un moment donné, Compound a dû arrêter cette pratique, notamment parce qu'il perdait trop d'argent et que la pression inflationniste sur le token était trop importante”, explique Sébastien Dérivaux, CEO de Steakhouse Financial , une entreprise de conseil crypto qui s'est notamment occupée d'établir les bilans financiers de MakerDAO.
Jesse Pollak, créateur de Base — le layer 2 de la plateforme américaine Coinbase, qui ne prévoit pas de lancer de token — soulignait dans une interview à The Big Whale : “Le risque avec ce genre de pratique, c'est que vous ne savez plus vraiment si votre produit est utilisé parce qu'il est bon ou simplement parce que les utilisateurs sont payés pour l'utiliser”.
Compound s'est retrouvé piégé par son propre mécanisme : seuls les détenteurs du token COMP pouvaient voter pour arrêter le liquidity mining via la DAO. Or, de nombreux détenteurs n'avaient aucun intérêt à ce que ce programme prenne fin, même si cela mettait le protocole en difficulté économique et entraînait des pertes importantes.
Aave a également eu recours au liquidity mining, mais avec une approche différente : son programme était ajusté tous les trois mois en fonction des conditions de marché, suite à un vote de la DAO.
Aujourd'hui, les trajectoires des deux protocoles divergent nettement : Aave affiche une TVL (valeur totale verrouillée) de près de 20 milliards de dollars, tandis que celle de Compound stagne autour des 3 milliards de dollars.
Aave au service des utilisateurs de la DeFi Aave a su naviguer les turbulences du marché en s'adaptant constamment depuis huit ans, ce qui lui a valu une solide réputation.
“Notre objectif a toujours été de créer un protocole qui réponde pleinement aux attentes de nos utilisateurs, en offrant un produit simple et un logiciel robuste”, explique Stani Kulechov à The Big Whale. “Nous nous sommes aussi efforcés de rester flexibles pour nous adapter au mieux aux conditions changeantes du marché”, ajoute-t-il.
On peut voir Aave comme un immense “pot de liquidité” où prêteurs et emprunteurs puisent selon leurs besoins. Ce pot est géré par la DAO et les entreprises chargées des paramètres de risque. Jusqu'à présent, ce modèle s'est révélé le plus solide et efficace pour allouer les liquidités.
L'un des atouts d'Aave est l'utilité de son jeton AAVE. Les détenteurs peuvent le staker dans le “Safety Module” pour un rendement annuel d'environ 4 %. Pour éviter d'être assimilées à des dividendes, ces récompenses se justifient par le fait que ces jetons peuvent servir de garantie au protocole en cas de menace potentielle.
Aave a aussi innové avec les “flash loans”, une spécificité de la DeFi permettant aux investisseurs d'emprunter sans garantie. Si l'emprunteur ne rembourse pas dans la même transaction, celle-ci est simplement annulée.
En juillet 2023, Aave a lancé son stablecoin décentralisé GHO , visant à diversifier ses sources de revenus. Inspiré du DAI de MakerDAO, tous les intérêts payés par les emprunteurs sont versés à la trésorerie du protocole.
En à peine plus d'un an, Aave a généré 2,8 millions de dollars de revenus grâce au GHO, sur les 63 millions de dollars que compte la trésorerie du protocole.
Source: TokenLogic Malgré sa position ultra-dominante, Aave peine à attirer les institutionnels du monde financier traditionnel. Le lancement raté d'Aave Arc, une version du protocole spécifiquement conçue pour ces acteurs, en témoigne.
Aave Arc propose un environnement “permissionné” qui restreint la participation via des KYC (know your customer) et des vérifications anti-blanchiment, répondant ainsi aux exigences de la finance traditionnelle.
Fireblocks, l'une des principales solutions de conservation de crypto pour les institutionnels, fut parmi les premières entités “whitelistées”. Cependant, le projet a été mis en pause, sa TVL n'ayant jamais dépassé 8 millions de dollars. La gouvernance d'Aave attribue ce recul à la série d'affaires comme FTX et aux faillites consécutives au crash de Terra-Luna à l'été 2022, qui ont éloigné les institutionnels de la DeFi.
Peu avant la débâcle de FTX, JP Morgan a “forké” Aave Arc — c'est-à-dire copié son code pour créer sa propre version — afin d'effectuer des transactions impliquant des obligations d'État tokenisées de Singapour et du Japon, ainsi que des échanges yen-dollar singapourien. Ce projet pilote a impliqué le MAS (Autorité monétaire de Singapour), DBS Bank et SBI Digital Asset Holding.
Malgré ce faux départ, Stani Kulechov reste optimiste. Selon lui, “les institutions financières, notamment traditionnelles, recherchent un accès à une excellente liquidité et des partenariats avec des équipes expérimentées en DeFi comme Aave”.
Néanmoins, les doutes persistent. Jean-Marie Mognetti, CEO de CoinShares, un gestionnaire d'actifs spécialisé en crypto, souligne : “Le défi majeur d'Aave réside dans l'opacité de la gestion des flux entrants et de leur origine. Cela soulève d'importants problèmes réglementaires pour des institutions financières traditionnelles comme la nôtre”.
Ces enjeux, bien que non exclusifs à Aave, poussent certains acteurs comme Morpho à chercher la formule idéale pour que la DeFi séduise enfin les institutions financières, sans pour autant sacrifier ses principes de décentralisation et d'accessibilité.
La nouvelle génération d’infrastructures avec Morpho Bien qu'il soit tentant d'opposer Morpho et Aave, ces deux structures ne sont pas en concurrence directe. Néanmoins, à terme, Morpho pourrait indirectement grignoter des parts de marché à Aave.
Conçu en 2021, le projet s'est forgé une solide réputation grâce à une levée de fonds de 18 millions de dollars en 2022 — un record pour un projet étudiant, surpassant même Facebook. Des investisseurs prestigieux, tels que le fonds de capital-risque américain Andreessen Horowitz (a16z), ont été séduits. Cet été, Morpho Labs a annoncé une nouvelle levée de 50 millions de dollars , menée par Ribbit Capital.
Initialement, avec Morpho Optimizer, Morpho se contentait de se connecter aux grands protocoles de prêt comme Aave et Compound pour optimiser leurs taux. “Mais nous avons rapidement atteint les limites du système”, explique Paul Frambot, PDG de Morpho Labs.
En début d'année, la start-up a lancé "Morpho Blue", un protocole d'infrastructure permettant à quiconque de créer des pools de liquidité, voire des protocoles entiers comme Aave, à partir de sa stack technique immuable.
“Si une institution financière souhaite utiliser Aave, elle se heurtera à de nombreuses contraintes, n'ayant pas la main sur la plupart des paramètres de risque ou de conformité. Avec Morpho Blue, les acteurs traditionnels peuvent créer des pools de liquidité, voire des protocoles entiers comme Aave, tout en maîtrisant l'ensemble du processus”, explique Paul Frambot.
Ces derniers mois, Morpho a réussi à attirer des acteurs historiques de la gestion du risque d'Aave, tels que Gauntlet et Block Analitica. Selon un investisseur très actif en DeFi, ces derniers seraient “bien tentés de recréer des Aave, mais à leur sauce et bien plus optimisés”. Ainsi, si Morpho n'est pas à proprement parler un concurrent d'Aave, il pourrait rapidement le devenir.
“À terme, Morpho pourrait former un ensemble homogène accessible via une interface web, les utilisateurs ne percevant pas la complexité du système en coulisse”, poursuit-il.
Morpho Labs a également choisi de limiter le pouvoir de la DAO, qui ne peut pas, par exemple, modifier directement les paramètres des marchés ou des pools lancés sur le protocole.
“Si les DAO favorisent la transparence et l'inclusion, elles ont aussi démontré de nombreuses inefficacités. De plus, leur gouvernance se retrouve souvent sous l'influence d'un individu ou d'un petit groupe ayant la mainmise sur l'ensemble du protocole”, observe Sébastien Dérivaux.
Bien que le protocole lancé par Morpho Labs semble plus adapté à l'arrivée des institutionnels en DeFi, il reste aujourd'hui loin derrière Aave. Sa TVL (valeur totale verrouillée) s'élève à un peu moins de 2 milliards de dollars, soit dix fois moins que celle d'Aave.
De plus, Morpho Labs ne perçoit actuellement aucun revenu généré par le protocole. Paul Frambot assume ce choix : “Si nous activions les frais, les gestionnaires de vault pourraient remettre en question notre valeur ajoutée. Ils pourraient simplement copier notre code et recréer la même chose sans frais. Ce n'est qu'une fois l'effet de réseau établi que le mécanisme de frais (fee switch ) pourra être activé par la DAO”.