Nadia Filali (Caisse des Dépôts) : “Il faut avancer plus vite sur les stablecoins en Europe”

Nadia Filali (Caisse des Dépôts) : “Il faut avancer plus vite sur les stablecoins en Europe”

Longtemps cantonnée aux marges de la finance, la tokenisation d'actifs s'impose désormais comme une innovation majeure dans les cercles institutionnels. Nadia Filali, directrice de l'innovation à la Caisse des Dépôts, analyse l'évolution de cette technologie en Europe et souligne l'importance de développer des actifs de règlement comme les stablecoins sur la blockchain.

The Big Whale : Quel état des lieux feriez-vous aujourd’hui de la tokenisation en France et en Europe ?

Nadia Filali : On parle de la tokenisation depuis presque dix ans, mais elle a mis beaucoup de temps à émerger. Et cela s’explique assez facilement : c’est une technologie très disruptive, qui remet en question des infrastructures financières solidement installées, notamment dans le monde bancaire et post-marché.

Ces systèmes sont déjà très bien organisés, souvent optimisés en STP (Straight Through Processing), avec des investissements lourds consentis depuis des années sur des plateformes comme Target2 (projet européen de concentration des infrastructures européennes post-marché, ndlr). Donc ce n’est pas facile de faire bouger les lignes.

Cela dit, des jalons ont été posés. En France, la loi Pacte de 2019 a été une étape importante. À la Caisse des Dépôts, nous avons lancé dès 2016 une initiative, bien avant que le mot “tokenisation” soit couramment utilisé. C’était sans doute un peu tôt, mais cela témoignait déjà de notre volonté d’explorer ces pistes.

Puis la réglementation MiCA est arrivée ; ce n’est pas un texte sur la tokenisation pure, mais il a tout de même aidé à structurer les choses, notamment sur les stablecoins et les moyens de paiement sur les infrastructures de marché.

Depuis dix-huit mois, on sent une vraie accélération. Des places comme Singapour ou Hong Kong prennent le sujet à bras-le-corps, avec des initiatives comme le projet Guardian. Même l’Europe, et la BCE, ont décidé d’accélérer. Tout cela montre que la tokenisation va passer à une autre échelle et s’industrialiser, même si la transition sera longue.

Quand vous dites que la transition sera longue, vous pensez à quel horizon ?

Je parle ici d’une transition qui va se faire sur 5 à 10 ans. Il y a encore un vrai gap à combler. Nous avons eu des phases d’expérimentation, des pilotes live intéressants, mais passer à l’échelle nécessite de vraies transformations industrielles.

Cela implique des transitions organisationnelles, des changements de processus, de gouvernance, des investissements. Ce n’est pas seulement une question technique, c’est une question de maturité globale de l’écosystème. Il faut que tout le monde soit aligné.

Qu’est-ce qui freine concrètement ce passage à l’échelle ?

Un exemple très parlant : le régime pilote européen. Il a été une avancée importante, mais dans les faits, il reste encore trop limité. Les volumes sont restreints, les encours plafonnés, les opérations encore trop encadrées.

Le régime pilote est une excellente sandbox, mais elle est trop petite pour que des acteurs institutionnels puissent s’y projeter sérieusement. Ce qu’il faut désormais, c’est faire grossir cette sandbox et ouvrir le terrain de jeu.

Cela passe par l’augmentation des volumes autorisés, mais aussi par une clarification des moyens de règlement utilisables. Aujourd’hui, on est souvent contraints d’imaginer tout cela avec une monnaie numérique de banque centrale (euro numérique), alors que dans certains pays, comme à Hong Kong, on teste déjà des approches avec des monnaies commerciales ou des structures interbancaires. Il faut avancer plus vite sur les stablecoins en Europe.

Quels sont pour vous les cas d’usage les plus évidents ?

Justement les stablecoins. Quand on regarde les volumes, on voit bien qu’ils écrasent tout dans la tokenisation. C’est clairement le cas d’usage qui s’est imposé, notamment parce qu’il répond à une vraie problématique de règlement.

Mais il ne faut pas négliger le potentiel du monde obligataire, qui a été notre point d’entrée historique à la Caisse des Dépôts. C’est un domaine encore imparfait, avec de nombreuses frictions, et dans lequel la tokenisation peut apporter des gains réels. J’y vois aussi un levier pour financer les entreprises innovantes, ce qui est stratégique pour l’avenir économique de l’Europe.

En revanche, sur les actions cotées, le challenge est plus important parce que le système est déjà relativement efficient. Apporter de la valeur ajoutée y est plus difficile. L’objectif, c’est vraiment de convaincre les opérationnels, de leur démontrer en quoi la tokenisation apporte de la valeur concrète dans les processus.

Peut-on imaginer que la tokenisation contribue à unifier le marché européen ?

C’est un objectif intéressant, mais il ne faut pas rêver : aujourd’hui, les règles varient encore trop d’un pays à l’autre. Il faudrait déjà harmoniser les cadres réglementaires.

Quand la loi Pacte française est arrivée en 2019, c’était parce qu’on était en dehors du périmètre du droit européen, ce qui a permis des expérimentations. Mais pour construire un marché unifié, il faut travailler avec l’ESMA, la Commission, les régulateurs nationaux. C’est un chantier collectif.

Cela dit, dans un contexte géopolitique tendu, on voit bien que la diversification devient stratégique. Et si on travaille intelligemment, on peut faire de l’euro tokenisé une vraie alternative attractive pour les investisseurs.

Justement, en attendant l’euro numérique de la BCE, faut-il soutenir le développement de stablecoins euro privés ?

Je pense qu’il y a une voie crédible autour des stablecoins interbancaires (wholesale, ndlr). L’idée n’est pas forcément d’avoir un stablecoin émis par une seule entité, mais de créer un outil commun, porté par plusieurs banques commerciales. En tout cas, il faut des stablecoins euro.

Et peut-être que, pour que cela fonctionne, il faudrait sortir d’une logique de compétition stérile. Le secteur bancaire français a déjà su s’unir il y a 40 ans pour créer le Groupement Carte Bancaire. On devrait pouvoir être aussi audacieux aujourd’hui.

La Caisse des Dépôts peut-elle jouer un rôle moteur dans cette dynamique ?

Nous avons déjà lancé des initiatives dans ce sens. Entre 2017 et 2022, nous avions monté une structure dédiée, peut-être un peu trop tôt. En novembre 2024, nous avons conduit une émission tokenisée, embarquant plusieurs métiers du groupe.

En parallèle, nous animons un groupe de travail dans le cadre du Grand Pôle Financier Public (GPFP), avec La Banque Postale, La Banque Postale AM, la Sfil et Bpifrance. Et nous avons annoncé notre volonté de lancer un Institut de la tokenisation, qui réunirait banques, start-up et centres de recherche. Il nous semble essentiel d’aller au-delà de la simple animation d’écosystème pour passer à l’action.

Quels sont selon vous les projets les plus prometteurs aujourd’hui ?

Il y en a plusieurs. Spiko est évidemment un acteur important, tout comme Fever Token, qui a travaillé avec la Banque du Liban.

Côté institutionnel, SG-Forge (filiale crypto de la Société Générale) a pris une vraie avance, mais on peut aussi citer Crédit Agricole CIB ou Natixis.

Du côté des infrastructures, Euroclear continue de progresser, Santander est actif en Europe, etc. Et on a des acteurs plus récents, comme 21X en Allemagne, qui explorent d’autres modèles.

En France, on a donc à la fois des historiques qui montent en puissance et des nouveaux venus intéressants. Il faudrait maintenant que tout ce petit monde collabore davantage.

Et le régime pilote, pourquoi a-t-il séduit si peu d’acteurs en France ?

C’est un outil utile, mais comme je l’ai dit, encore trop contraint. Nous n’avons d’ailleurs pas utilisé ce régime pour nos émissions. Ce qu’il faudrait, c’est assouplir le cadre : ne pas l’abandonner, mais l’élargir. Il faut permettre plus de flexibilité tout en gardant des règles claires et cohérentes. Et cela, c’est le rôle du régulateur – l’ESMA en premier lieu.

Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans la tokenisation ?

La tokenisation est un sujet profondément transformant. J’ai découvert la blockchain en 2016, et mon premier réflexe a été de raisonner en front-to-back : comment simplifier, supprimer les doublons, fluidifier les processus.

Il ne faut pas aborder ce sujet en tentant de reproduire le système existant. Ce serait passer à côté de tout ce que ces technologies peuvent offrir. Il faut avoir l’audace de penser autrement, car si d’autres zones du monde avancent plus vite, on sera contraints de suivre. Autant anticiper, avec nos valeurs, nos modèles et notre souveraineté.

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