C’est un jugement qui devrait faire date dans l’univers crypto. Il y a quelques jours, le 21 juin précisément, le tribunal correctionnel de Paris a rendu une décision historique dans un procès concernant la finance décentralisée (DeFi) en condamnant les responsables d’un protocole pour “pratiques commerciales trompeuses” et “blanchiment”.
L’affaire opposait un trader de Singapour aux responsables français de l’application “ArbiApe” développée sur Arbitrum, un protocole de seconde couche de la blockchain Ethereum. Le trader avait attaqué les trois ingénieurs à cause d’une condition dans le smart contract d’ArbiApe qui lui avait fait perdre toutes ses cryptos.
Les trois mises en cause ont toutefois été relaxés du chef “d’escroquerie” initialement retenu par le ministère public. “Le tribunal a prononcé des peines d’amende - pour l’essentiel avec sursis - alors que le procureur avait pourtant requis des peines d’emprisonnement allant jusqu’à 12 mois et des amendes sans sursis jusqu’à 50.000 euros”, déclare Romain Chilly, avocat au sein du cabinet ORWL, qui assurait la défense des mis en cause.
Que s’est-il passé concrètement ?
L’histoire remonte au mois de septembre 2021. Un investisseur travaillant comme trader à Singapour pour une grande plateforme d’échange internationale (selon nos informations il s’agit de Binance) décide d’investir 925 ETH dans un nouveau protocole DeF. L’objectif ? Générer des rendements importants.
Le nom du protocole est ArbiApe, un programme fortement inspiré d’Arbinyan et qui avait réussi à attirer beaucoup d’investisseurs dans les jours précédents. Le principe du protocole reposait sur une prime aux premiers arrivés, ce qui a poussé certains, comme le trader singapourien, à se précipiter…
Le problème, c’est qu’après avoir décidé de retirer ses fonds quelques secondes après, le protocole lui a facturé des frais de… 100%. À l’époque des faits, cela représentait près de 3 millions d’euros 😅.
Au lancement du programme, le taux avait été initialement fixé à 2%, mais une ligne de code a permis aux responsables de la plateforme de le faire passer à 100% quelques minutes après son déploiement, avant de les faire redescendre à 2%.
Selon les enquêteurs, cités lors du réquisitoire fin mai, cette hausse était “noyée dans la masse des opérations, et donc quasi-invisible pour les investisseurs”. Visiblement pas suffisant pour caractériser une escroquerie, a estimé la justice.
“Le niveau des frais était accessible à n’importe quel investisseur, et a fortiori pour un professionnel des cryptos dès lors qu’ils avaient été codés de manière parfaitement transparente sur le smart contract et ce avant que la transaction litigieuse ne soit initiée”, explique Romain Chilly. “Le tribunal nous a donné raison puisqu’il a retenu qu’aucune manœuvre frauduleuse constitutive d’une escroquerie n’était établie”, insiste-t-il.
Selon la défense, le plaignant aurait été victime de son empressement à utiliser le protocole alors que ce dernier n’était pas totalement fonctionnel au moment de l’investissement. “C’était manifeste au regard de l’absence de communication sur les réseaux sociaux du projet quant à la possibilité d'interagir avec le smart contract et de l’absence d’autres victimes”, poursuit Romain Chilly.
“Nous soutenions que c’était le seul empressement du plaignant, qui souhaitait être le premier à investir dans le produit pour en tirer les meilleurs rendements, qui était à l’origine de son préjudice et de la perte de ses fonds”, souligne l’avocat.
Transparence du code…. mais pas de la communication
En revanche, le tribunal a considéré que le fait que le niveau des frais n’était pas explicitement indiqué sur le site du projet, cela constituant une omission substantielle. D’où le délit de pratiques commerciales trompeuses, alors même que le plaignant était un professionnel aguerri du secteur…
Les mis en cause ont également été condamnés pour blanchiment pour avoir fait transiter une partie des fonds via le protocole Tornado Cash, utilisé pour dissimuler l’origine des flux cryptos. La défense justifie cet acte en raison de la fonction qu’occupait le plaignant chez Binance.
Les prévenus ont expliqué avoir eu peur que le trader de Binance n’obtienne le gel de l’ensemble des wallets ayant interagi avec le smart contract en cause. Une mesure préventive, selon la défense, que le juge n’a pas retenu.
Au final, ces derniers peuvent s’estimer heureux. La clémence du juge trouve probablement son origine dans le fait que les fonds ont été retournés au plaignant avant le procès. Selon nos informations, cela s’est déroulé dans le cadre d’une transaction à l’amiable en échange de l’assurance que la victime ne réclamerait pas de dédommagements supplémentaires.
Une décision judiciaire historique
Que faut-il retenir de cette affaire ? D’abord que c’est l’une des premières du genre à l’échelle mondiale. “Si de nombreuses enquêtes visent certains dirigeants de sociétés ou de protocoles DeFi, c’est le premier procès européen à s’être prononcé sur la responsabilité pénale de développeurs d’un protocole de finance décentralisée sur lequel une personne a perdu une somme d’argent très importante”, abonde Romain Chilly.
La justice devait se prononcer sur la question suivante : dans quelle mesure les fondateurs d’un projet de finance décentralisée doivent prendre des mesures pour avertir, informer et protéger les personnes interagissant avec le protocole qu’ils ont développé ?
En filigrane, on comprend que l’adage “code is law” (le code fait loi) n’est pas un argument suffisant devant un tribunal. “L’enseignement principal de ce jugement est que même en l’absence d’intention frauduleuse, les fondateurs de protocoles doivent mettre en place de façon suffisamment claire des informations à destinations des personnes qui interagissent avec leur produit”, insiste Romain Chilly.
“La transparence du code ne suffit pas, y compris lorsque votre produit s'adresse à des professionnels de la crypto. Code is definitely not law”, assure l’avocat.
Pour le secteur de la DeFi, le message envoyé par la justice est limpide alors que celui-ci ne fait pas encore l’objet d’une réglementation spécifique. “La justice française n’hésite pas à faire une application maximaliste des règles de droit existantes et notamment de celles relatives à la protection des consommateurs pour sanctionner les comportements qu’elle juge insuffisamment diligents”, conclut Romain Chilly.