Le jour de gloire. Ce 16 juin 2022, Vincent Katchavenda est sur scène à Vivatech, la grand-messe de la Tech européenne organisée chaque année à Paris, pour présenter Cardashift, un projet crypto qu’il a cofondé avec plusieurs associés.
Depuis quelques mois, Cardashift est l’une des coqueluches de l’écosystème crypto français. En janvier, le projet a réalisé une très belle levée de fonds en cryptomonnaies (ICO) via la blockchain Cardano.
Au total, la start-up a levé “officiellement” près de 10 millions d’euros auprès de 4150 investisseurs, qui ont chacun récupéré, en échange de leur investissement, des “Claps”, la cryptomonnaies de Cardashift.
Avec cet argent, Vincent Katchavenda et ses associés ont annoncé qu’ils allaient créer une plateforme blockchain pour financer des entreprises à “impact”, c’est-à-dire des entreprises dont la mission est de marier rentabilité et objectifs environnementaux. Ce sont les détenteurs du Clap qui choisiront les projets éligibles et qui pourront investir dedans via leurs Claps.
Et justement, ce 16 juin, Cardashift doit révéler le nom des deux premiers projets que la plateforme va accompagner et pousser auprès de sa communauté : Pyxo et Révolte.
Pyxo est spécialisée dans les contenants réutilisables, tandis que Revolte est une société dont l’objectif est de prolonger la durée de vie des véhicules électriques.
Sur les réseaux sociaux, certains membres de la communauté Cardashift et l’équipe fondatrice se félicitent de cette annonce qui est présentée comme le début d’une “longue série”. Après Pyxo et Révolte, d’autres entreprises doivent suivre !
Le problème, c’est que plus de 18 mois après le show de VivaTech, les promesses sont loin d’avoir été tenues.
1/ La plateforme qui doit servir de rampe de lancement aux projets n’a jamais vu le jour.
2/ Cardashift, devenu entre-temps Erable, n’a accompagné au total que 3 entreprises, Pyxo, Révolte et Homecycle - pour un financement global d’à peine plus de… 100.000 euros.
3/ La cryptomonnaie de Cardashift, le Clap, ne vaut quasiment plus rien et n’est plus disponible à l’achat ou à la vente sur aucune plateforme. Le jeton doit migrer de la blockchain Cardano à Polygon d’ici mi-2024.
Surtout, l’entreprise semble avoir eu recours à des pratiques plus que douteuses sur un certain nombre de points comme la gestion des fonds de l’ICO ou des manipulations de cours.
“Tout ne s’est pas passé comme prévu”, reconnaît aujourd’hui Vincent Katchavenda, qui est le responsable opérationnel d’Erable. “Que ce soit sur la technologie (Cardano, ndlr) ou sur les projets, nous avons rencontré quelques difficultés”, ajoute de son côté l'actuel CEO de la société, Yannis Baala, en réfutant toutefois toute escroquerie ou manquement.
Selon nos informations, plusieurs investisseurs s’apprêtent à porter plainte. “J’ai perdu plus de 5000 euros dans l’opération”, explique l’un d’entre eux. D’autres ont pu perdre plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Pour comprendre ce qu’il s’est passé, et comment Cardashift a pu passer de la lumière à l’ombre, il faut remonter aux origines du projet, et à l’année 2021 où les marchés cryptos ont littéralement explosé.
Votes “truqués” et soupçons de surfacturation L’idée de Cardashift est née du côté de Smartchain, qui est un acteur connu dans l’univers crypto français. Lancée en 2019, la société, qui a compté jusqu’à soixante personnes en 2022 (elle n’en compte plus aujourd’hui qu’une vingtaine), est spécialisée dans l’accompagnement technique de projets cryptos.
Adrien Hubert, qui est l’un des associés fondateurs de Smartchain, a été le principal inspirateur de Cardashift. “Notre conviction était que la blockchain pouvait permettre de faciliter le financement de projets à impact qui peinent à attirer des investisseurs”, rembobine le jeune entrepreneur.
Au printemps 2021, une des connaissances d’Adrien Hubert, Tangui Friant, lui présente deux autres sociétés, Matters et Stim, spécialisées dans l’informatique et l’impact. La mayonnaise prend vite et les trois entreprises décident de travailler ensemble.
En septembre 2021, Adrien Hubert crée Cardashift, filiale à 100% de Smartchain, et s’accorde avec ses futurs partenaires pour, à terme, les faire rentrer au capital. Le projet est dans les starting-blocks. Il ne manque plus que le carburant pour faire réellement démarrer l’aventure.
Pour financer le projet, le trio décide de faire une ICO. Le timing n’est pas anodin : à l’automne 2021, les marchés crypto sont au top. En novembre 2021, le bitcoin atteint son record historique à presque 70.000 dollars.
Pour préparer leur ICO, Smartchain et ses nouveaux partenaires organisent une private sale (vente privée) auprès d’investisseurs triés sur le volet. Ces ventes privées se font à des tarifs avantageux pour les investisseurs, 102 investisseurs au total, avant la vente au grand public.
Entre octobre et décembre, Cardashift lève un peu plus de 1,5 million de dollars dans le cadre sa private sale. Certaines figures importantes de l’écosystème crypto comme David Prinçay, qui est l’actuel président de Binance France (filiale française de la plateforme Binance) et ancien associé chez Smartchain, participent à l’opération.
En janvier, et à grand renfort de communications dans des médias cryptos avec des articles sponsorisés (CoinAcademy, Cryptonews et d'autres) et avec certains influenceurs français parmi les plus connus (CryptoFarmer, Hellmouth Banner, et d'autres), Cardashift lève 8,4 millions de dollars dans le cadre de sa vente publique, ce qui porte le total à 10 millions de dollars, et fait de Cardashift l’une des plus importantes ICO françaises. “C’était un moment assez dingue”, se souvient un ancien membre de l’équipe.
Les trois partenaires, qui ont désormais un joli pactole sous la main, doivent maintenant délivrer et créer la plateforme. Et c’est là, selon de nombreux témoins interrogés par The Big Whale, que les choses ont commencé à prendre une drôle de tournure.
D’abord sur la réalité des fonds levés.
Officiellement, l’équipe revendique sur les réseaux sociaux et dans certaines publications avoir levé 10 millions de dollars. Mais dans le post Medium publié par la société, la somme totale n’atteint même pas les 8 millions de dollars. Et en se fiant aux comptes sociaux de l’entreprise, Cardashift, qui est entre-temps devenu Erable, n’aurait levé “que” 5 millions d’euros, soit presque deux fois moins qu’annoncé officiellement.
La société a-t-elle voulu surcommuniquer ou y a-t-il la volonté de cacher une partie de l’ICO à l’administration fiscale ? Interrogé, Erable reconnaît quelques erreurs sur la communication, mais rejette la faute sur d’anciens prestataires en charge de ces sujets.
Le système de fonctionnement d’Erable peut aussi légitimement interroger. Pendant plus d’un an, la société ne va avoir aucun salarié, mais ce sont les entreprises co-fondatrices qui vont fournir les forces vives de la société en refacturant Erable.
Chaque salarié est facturé 750 euros par jour à Cardashift. “C’est un tarif habituel pour des consultants”, justifie aujourd’hui Adrien Hubert, qui était à l’époque directeur financier d’Erable. “C’est même moins cher que ce que vous trouverez sur le marché. Mais toutefois plus cher qu’avoir des salariés…
Quoi qu’il arrive, assez vite les jours de facturation vont s’enchaîner, sans réels résultats à la clé, et commencer à réellement peser sur l’entreprise. “À un moment donné il y a eu plus de 30 personnes à temps plein, rappelle un proche du projet. Même quand vous avez plusieurs millions, ça part vite”, explique un ancien collaborateur du projet, qui souligne que certains “consultants” mis à disposition chez Erable était parfois en stage.
Surtout, l’intention réel de certains des partenaires va commencer à poser questions. “Assez vite on s’est rendus compte que certains n’étaient pas forcément là pour de bonnes raisons et que le projet était totalement opportuniste. Il y avait beaucoup d’argent et c’était facile d’en récupérer”, résume un ancien membre du projet.
Des problèmes techniques apparaissent également. “On parlait beaucoup de blockchain, mais en réalité ça délivrait très peu”, explique un consultant, qui pointe l’amateurisme des équipes et un premier semestre 2022 “surréaliste”.
En attendant, les échéances approchent, et les investisseurs veulent commencer à sélectionner des projets et à évidemment à investir. Smartchain et ses partenaires sélectionnent donc une série de 10 projets pour les soumettre aux votes des détenteurs de Claps.
Ce sont donc finalement Pyxo et Revolte qui sont retenus en mai, avec à la clé d'autres articles sponsorisés dans des médias (Cryptoast notamment), et présentés à VivaTech en juin 2022.
Mais, là aussi, certains qui ont à l’époque travaillé sur le projet commencent à se poser des questions. “Les votes ont été truqués”, explique l’un d’eux. Selon des documents que nous avons pu consulter, ce sont en effet deux autres projets, Aquaverse et Carboneo, qui auraient dû l’emporter si l’équipe d’Erable n’avait pas changé arbitrairement au dernier moment le système de vote pour permettre à ses fondateurs de pouvoir voter.
Interrogée, l’équipe actuelle d’Erable nie toute manipulation des votes. “C’est totalement faux”, explique Adrien Hubert, qui est considéré par beaucoup de personnes impliquées dans le projet comme le responsable des manipulations.
Au-delà de ces sujets, la plateforme ne voit finalement jamais le jour, et Matters décide de quitter l’aventure avant l’été 2022. Sollicités, les responsables de Matters ont indiqué ceci : "Des divergences significatives entre Matters et les membres fondateurs du projet ont émergé dès le début, conduisant la société à se désengager de manière totale et définitive. L’entreprise souligne son entière désolidarisation vis-à-vis des agissements de la société Erable, de ses dirigeants passés et présents, de ses collaborateurs, ainsi que de ses actionnaires, qu’ils soient des personnes morales et physiques."
Pivot vers les NFTs En septembre 2022, il ne reste que Stim et Smartchain dans le bateau. Face aux difficultés pour développer la plateforme, Cardashift va finalement réduire la voilure et pivoter pour créer une marketplace de NFTs.
Les NFTs sont censés représenter des actifs des sociétés soutenues par Cardashift. “Nous avons dû changer notre modèle pour faire quelque chose de plus simple”, justifie Adrien Hubert.
Mais là aussi, la méthode interroge : la création de la marketplace a en effet été facturée par Smartchain qui en a gardé la propriété et la mise à disposition de Cardashift sous forme de licence. “Pourquoi faire cela ?”, s’interroge aujourd’hui plusieurs investisseurs de l’ICO.
La vente de NFTs de Révolte a lieu en décembre 2022. Celle de Pyxo en avril 2023. Entre-temps, Cardashift est donc devenu Erable.
Le prix des NFTs des deux collections, qui doivent permettre aux investisseurs de toucher une partie des revenus des business de Pyxo et Revolte, ont fortement progressé dans les quelques jours qui ont suivi leur vente, avant de fortement retomber.
Certains investisseurs soupçonnent une manipulation des cours par l’équipe d’Erable pour faire croire à un intérêt pour ces nouveaux produits. Selon une analyse des données on-chain, une grande partie des volumes sur les collections a en effet été alimenté par des wallets qui appartiennent à Erable. On pourrait alors parler de “wash trading”, une pratique qui consister à gonfler artificiellement l'attractivité.
De son côté, l’équipe dément toute manipulation et justifie ces opérations en expliquant qu’il fallait créer de la liquidité sur les collections de NFTs.
Reste que face à des soupçons de wash trading -c’est-à-dire manipulation des cours-, OpenSea qui est aujourd’hui l’une des principales plateformes de NFTs de la planète, a gelé les collections de NFTs de Revolte.
Après Matters, plusieurs co-fondateurs d’Erable ont pris leur distance avec la société, qui disposerait actuellement de neuf salariés et d'une trésorerie lui permettant de tenir 18 mois, selon nos informations. Toujours selon nos informations, Erable est en train de lever de fonds, mais cette fois-ci en capital. Sollicités, plusieurs fonds d’investissement ont décliné le dossier. “Il n’y a pas grand-chose dans la société”, explique l’un d’eux.
Le co-fondateur de Stim, Frédéric Arnoux, n’est plus totalement impliqué dans le projet. Idem pour Adrien Hubert, qui n’a plus de rôle opérationnel dans Erable. Selon nos informations, il vient également de vendre ses parts dans Smartchain.
Mais fait important, plusieurs co-fondateurs ou ex-cofondateurs d’Erable, dont Adrien Hubert, ont lancé plusieurs nouvelles sociétés, qui ont toutes un lien avec Erable. C’est le cas de Keenest ou d’Endless See, qui sont deux start-up spécialisées dans le financement de projets à impact via la blockchain.