The Big Whale : Il y a un an, les fonds d’investissement comme Cathay Ledger Capital se battaient pour investir dans les start-up Web3, et maintenant ce sont les start-up qui se battent pour faire rentrer les fonds... N’est-ce pas une période parfaite pour vous ?
Marguerite de Tavernost : C’est sûr que nous avons une position beaucoup plus confortable qu’il y a un ou deux ans. La correction sur les marchés a totalement rééquilibré la relation entre les investisseurs et les entrepreneurs, ce qui est aussi une bonne chose : en 2020-2021, avec l’euphorie autour des cryptos, nous étions dans un marché où la peur de rater un deal poussait les fonds d’investissement à aller sur tous les dossiers sans prendre suffisamment le temps de réfléchir.
Peut-on dire que certains fonds investissaient un peu n’importe comment ?
Non, mais trop d’opérations se sont faites sur la seule notoriété d’un projet, et pas sur ses fondamentaux économiques. Nous avons vu des investisseurs se ruer sur des start-up sans regarder ce qu’il y avait réellement sous le capot.
Aujourd’hui, les choses sont plus raisonnables, nous avons plusieurs rendez-vous avant de faire une "term sheet" (proposition d’investissement non contraignante) et les valorisations des entreprises se sont ajustées à des prix plus beaucoup raisonnables.
Nous prenons aussi plus le temps de bien analyser les sociétés, de regarder la concurrence, bref de faire notre métier de fonds qui investit l’argent de ses clients.
Vous êtes arrivée chez Cathay Innovation il y a un an, et vous pilotez là-bas le fonds Web3 qui a été lancé en partenariat avec Ledger, qui est leader mondial dans la conservation d'actifs numériques. Pourquoi ce fonds ?
La relation Cathey-Ledger est historique. Elle remonte à 2017 et à l’arrivée de Cathay Innovation au capital de Ledger au moment de leur série B de 61 millions d’euros (l’opération a été rendue publique en 2018). C’était l’un des premiers investissements dans le Web3 de Cathay Innovation.
Cathay Innovation n’a pas fait beaucoup d’investissements dans cet écosystème, donc nous ne nous considérons pas comme des experts du sujet. En revanche, Cathay Innovation a été capable de faire très tôt des paris comme celui de Ledger.
Nous avons investi à une époque où beaucoup était encore réticents sur tout ce qui est hardware (”matériel”, qui s’oppose au logiciel), mais le pari s’est révélé payant puisque Ledger est devenu le leader mondial dans la sécurisation des actifs numériques.
De son côté, Ledger 🇫🇷 ne se définit pas seulement comme une entreprise de sécurité, mais aussi comme un acteur de son écosystème, à l’image d’un géant comme Apple dans le sien. Leur mission est de faire avancer le Web3. Ils ont beaucoup de liens avec des start-up, que ce soit via des partenariats avec Ledger Live, des hackathons ou même des événements comme Ledger Open.
Ils se sont dit qu’ils avaient un rôle à jouer dans l’écosystème, pas en investissant directement en tant que Ledger, mais en le faisant avec un fonds dédié en capital-risque. Ledger a l’image de marque, la connaissance technique, ils ne leur manquaient que l’expertise financière et réglementaire. C’est pour cette raison que Ledger s’est tourné vers nous 🤝.
Comment fonctionne le tandem ? C’est Ledger qui décide et Cathay Innovation qui exécute ?
C’est un peu plus compliqué que cela. Ledger agit en tant que conseiller, surtout technique, du fonds et c’est Cathay qui prend la décision d’investir. Ledger apporte son expertise sur le Web3 et les cryptos.
Je suis une employée de Cathay Innovation à plein temps, mais je passe beaucoup de temps dans les bureaux de Ledger pour profiter de leurs expertises techniques et produits.
Quelle est votre mission au sein du fonds Cathay Ledger Capital ?
Ma mission principale est d’identifier les bons entrepreneurs et d’investir dans leur entreprise. Après cela, il y a tout le travail de gestion des participations de Cathay Ledger Capital. Il faut aider les start-up à se développer, leur permettre de franchir tous les obstacles, commerciaux, financiers, juridiques…
À hauteur de combien financez-vous les start-up ?
Nous faisons des chèques entre 500.000 et 5 millions d’euros 🤑.
À son lancement, il y a un an, le fonds Cathay Ledger Capital a annoncé vouloir lever 100 millions d’euros. Où en êtes-vous ? Quels sont vos moyens ?
Nous avons déjà levé une partie des fonds, et là nous travaillons sur la suite avec de nouveaux investisseurs. Nos investisseurs sont Bpifrance et d’autres acteurs, notamment des entreprises et des fonds. Ils nous confient leur argent pour que nous l’investissions dans les meilleurs projets Web3.
Combien avez-vous levé à ce jour ?
C’est confidentiel.
Êtes-vous proches des 100 millions d'euros ?
Pas loin.
Avez-vous commencé à déployer cet argent ? Est-ce compliqué d’investir en ce moment ?
Nous avons déjà fait cinq investissements, et nous restons à l’affût pour en faire d’autres. Nous voyons encore beaucoup d’opportunités avec de très bons entrepreneurs et de très bons projets Web3, mais nous avons ralenti le rythme depuis le début de l’année parce que toute la poussière de l’affaire FTX n’est pas encore retombée.
S’il y a tant de bons entrepreneurs et bons projets Web3, pourquoi alors ralentir les investissements ?
Pour investir dans des projets, surtout lorsqu’on investit tôt comme nous le faisons (seed et série A, ndlr), il faut que beaucoup d’éléments soient réunis : l’équipe fondatrice, la valorisation, le produit et évidemment le contexte...
Nous allons investir lorsqu’il y a des chiffres intéressants, pas forcément du chiffre d’affaires, mais des chiffres qui montrent qu’il y a de l’engagement sur un produit, un besoin sur le marché. Nous devons être particulièrement vigilants, surtout dans le contexte actuel.
Comment fait-on pour vous convaincre d’investir dans un projet ?
Il y a deux critères très importants pour moi. D'abord, l’équipe fondatrice : quand nous investissons dans une jeune entreprise, nous n’attendons pas des fondateurs qu’ils aient réponse à tout, mais nous voulons avoir confiance en eux, dans leur complémentarité et dans leur capacité à prendre les bonnes décisions, surtout lorsqu’il s’agit de faire pivoter le business. Je dirais que l’équipe fondatrice représente 90% de la décision d’investir.
Puis, il y a le marché. Nous voulons être sûrs que la société a un produit unique et vraiment différenciant sur son marché. Un des bons exemples est celui des NFTs, et notamment des plateformes de NFTs.
Nous étions très intéressés par certains projets, mais nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une course aux volumes avec une guerre des prix, ce qui ne donnait pas beaucoup de perspectives aux acteurs du secteur. La bataille entre Blur et OpenSea en est l’exemple parfait.
Qu’observez-vous aujourd’hui sur les marchés ?
Les entreprises sont davantage focalisées sur le fait d’avoir des finances saines plutôt que de faire de la croissance. Le changement est assez impressionnant.
Est-ce que le fait que le fonds ait été co-créé par Ledger pourrait vous empêcher d’investir dans un concurrent potentiel de Ledger ? Il y a d’autres technologies comme le calcul multipartite sécurisé (MPC) qui sont aussi intéressants.
Oui, bien sûr. D’ailleurs nous avons passé du temps à regarder d’autres technologies et d’autres portefeuilles numériques. Nous sommes un fonds de capital-risque indépendant. Ledger apporte sa compréhension du marché, mais il ne détermine pas les investissements.
Comment faites-vous pour trouver les bons projets dans lesquels investir ?
Nous avons une approche mondiale. Nous avons des entreprises aux États-Unis, en Asie et évidemment en Europe.
La marque Ledger est très forte dans le Web3, donc nous recevons beaucoup de dossiers de start-up qui viennent de partenaires ou même de salariés de Ledger. Côté Cathay Innovation, c’est la même chose, la marque permet de recevoir beaucoup de projets.
Parallèlement à tous ces dossiers que nous recevons, il y a aussi le travail de recherche sur le terrain, de réseautage, et là nous nous appuyons beaucoup sur les business angels, c’est-à-dire des investisseurs à titre individuel, et sur les programmes d’accélération et les incubateurs qui sont également très précieux.
Coinbase Ventures pèse plusieurs milliards de dollars. Il y a d’autres fonds comme a16z qui pèsent aussi des milliards. Comment lutter face à eux ?
Globalement, il n’y a pas tant de compétition que cela. Dans la Tech, on parle beaucoup de "compétition collaborative", et dans le Web3, c’est encore plus collaboratif. Notre objectif est de nous entraider, de trouver les meilleurs deals avec d’autres investisseurs. Nous avons des relations avec Coinbase Ventures ou a16z. Ils nous proposent ou nous leur proposons des deals.
La différence entre des acteurs comme Coinbase Ventures et nous, c’est qu’ils investissent directement avec l’argent de leur société, comme Coinbase. Ces fonds ne sont pas indépendants comme nous le sommes. Des acteurs comme Coinbase Ventures investissent dans des business qui sont complémentaires avec celui de leur société “mère”.
Coinbase Ventures, a16z, Variant… Il y a beaucoup de gros fonds Web3 américains. Où sont les gros acteurs européens ? N’est-ce pas, aussi, un sujet de souveraineté ?
Il y a des sujets de régulation qui sont encore contraignants pour les fonds d’investissement. Ce n’est pas nouveau, les plus gros fonds vont là où la régulation est la plus favorable, et ce n'est pas aujourd'hui dans l'Union européenne 🇪🇺.
Une fois qu’on a dit cela, il faut bien comprendre que la dynamique la plus positive sur le Web3 reste quand même dans l'Union européenne. Grâce au règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets) , l’écosystème dispose d’un cadre clair, ce qui n’est pas le cas de tout le monde, et notamment des États-Unis où l’écosystème Web3 est fortement sous pression.
Vous voyagez beaucoup en Europe. Comment percevez-vous la France et Paris ?
L’Europe et spécialement la France sont très bien positionnées dans le Web3. Paris a réussi à attirer beaucoup de talents et de capitaux étrangers. Grâce à NFT Paris, à la Paris Blockchain Week ou à l’EthCC qui démarre dans quelques jours, Paris est devenue la capitale du Web3 en Europe.
L’Union européenne est incontestablement la zone la plus dynamique dans le Web3, mais n’y a-t-il pas le risque que les meilleurs projets européens soient récupérés par les fonds américains ?
C’est une très bonne chose que les Américains s’intéressent à l’Europe (a16z vient d'ouvrir un bureau à Londres, ndlr) . Cela montre que l’écosystème se développe et cela permet aussi aux politiques et aux régulateurs européens de voir qu’il y a des choses à faire et à défendre dans l’UE.
En parlant des régulateurs européens. Quels sont aujourd’hui les points bloquants pour le développement d’un fonds Web3 comme Cathay Ledger Capital ?
Il y a toujours des choses à améliorer, c’est normal. Il y a par exemple le fait pour un fonds de pouvoir investir en tokens. Les choses ont mis du temps, mais elles avancent bien.
Comme nous l'avons révélé il y a quelques semaines, XAnge a obtenu le droit de la part de l’Autorité des marchés financiers (AMF) d’investir en tokens. Où en êtes-vous ?
Ça avance bien.
Au-delà de la France, comment voyez-vous l’écosystème européen ?
Je vais dire quelque chose d’un peu cliché, mais le Web3 n’a pas de frontières, et nous le sentons très bien, surtout en Europe. Il y a vraiment une dynamique globale, même si chaque écosystème a ses spécificités.
À Berlin, il y a des entrepreneurs, mais cela reste encore limité (lire notre reportage) . L’Allemagne est plus décentralisée donc il y a plusieurs écosystèmes entre Berlin, Munich et Francfort. À Londres (lire notre reportage) , l’écosystème est dynamique, mais moins structuré qu'à Paris.
Quel serait selon vous le deuxième hub en Europe derrière Paris ?
Je pense que Londres, surtout vu l’ambition politique du gouvernement britannique, ainsi que la Suisse, sont très bien positionnés. À Genève, Lugano et Zurich, il se passe beaucoup de choses .
Il y a quelques sujets d’actualité comme les layers 2 d’Ethereum, le gaming Web3, les réseaux sociaux décentralisés… Est-ce que ce sont des thématiques que vous suivez ?
Le gaming est un très bon territoire pour tester des technologies du Web3 parce qu’il y a beaucoup d’utilisateurs. En France, nous avons passé beaucoup de temps avec des entreprises du secteur.
Êtes-vous allée au bout, avez-vous investi ?
Non, mais c’était à chaque fois pour des raisons bien spécifiques.
Qu’est-ce qui a fait échouer l’opération ?
Souvent, ce sont de très bons projets, mais le potentiel n’est pas forcément à la hauteur. Quand nous investissons dans une start-up c’est avec la perspective qu’elle prenne beaucoup de valeur.
Si dès le début, nous avons des doutes sur le potentiel de valorisation, que la société n’a pas le potentiel de devenir une licorne 🦄 (société non cotée valorisée plus d’un milliard de dollars, ndlr), c'est plus compliqué d'y aller. D’autres le feront et c’est très bien.
L’un des autres points qui peut faire échouer une opération, c’est lorsque nous avons des doutes sur le passage à l’échelle d’un projet. Si une start-up adapte son produit à chaque client, c’est difficile d’imaginer qu’ils y arriveront avec 50 ou 100 fois plus de clients.
Ne risquez-vous pas de passer à côté de belles opportunités avec cette logique de "licornes" ?
Évidemment que si une entreprise a du potentiel, nous allons regarder, même si elle ne devient pas une licorne. Le sujet est que nous avons des obligations en termes de retour sur investissement. Quand nous investissons 1 euro, nous voulons récupérer X fois plus pour nos clients, et donc notre sélection tient compte de cette contrainte.
Certains fonds décident de faire beaucoup de petits investissements, d’autres préfèrent en faire seulement quelques-uns, mais beaucoup plus gros. Le but est qu’à la fin vous soyez capable de rémunérer les investisseurs qui vous ont prêté leur argent.
Du côté de Cathay Ledger Capital, nous avons décidé de faire peu d’investissements, mais avec des tickets plus importants. Cela nous permet d’être au conseil d’administration, de nous investir dans les start-up. Nous avons une vision de long terme. C’est pour cette raison que je préfère attendre quelques mois et miser sur le bon cheval.
Les fonds n’ont pas forcément bonne réputation auprès des start-up, notamment parce que vous exigez parfois beaucoup auprès des fondateurs. Comprenez-vous cette critique ?
Je ne peux pas parler pour tous, mais en ce qui concerne Cathay Ledger Capital, nous ne sommes pas là pour pressuriser les projets.
Quand nous proposons un deal à un entrepreneur, nous lui disons toujours d’appeler d’autres entrepreneurs que nous accompagnons pour se renseigner. C’est une bonne manière d’être fixé.
Quelle est votre priorité sur les douze prochains mois ?
Faire des deals !