L’étendue réelle des conséquences sur l’écosystème crypto du séisme provoqué par la faillite de FTX est encore loin d’être connue : ses répliques plus ou moins lointaines pourraient encore entraîner d’autres difficultés en chaîne. L’ampleur du désastre et son caractère relativement systémique doivent toutefois nous conduire à tirer de premiers enseignements.
Le premier, évident, est l’urgente nécessité d’une vraie régulation internationale et la sortie du déni dont fait preuve une partie de l’écosystème crypto. Certes, le naufrage de FTX n’est pas celui des cryptomonnaies en tant que telles mais celui d’un intermédiaire. Mais il y a trop souvent, derrière cette argumentation, la volonté de ne pas remettre en cause les sous-jacents libertaires et "l’allergie institutionnelle" profondément ancrés dans l’ADN de l’écosystème. Et pour cause, la faillite de FTX n’est pas que celle de SBF et de ses affidés, c’est aussi la conséquence systémique de l’absence de régulation du secteur.
Il est frappant de constater, à cet égard, à quel point nombre la rhétorique de nombre des promoteurs du Web3 fait écho aux mantras du web 2.0, dans une forme d’amnésie collective. On retrouve dans les concepts de network state ou de communautés décentralisées et auto-organisées les mêmes sous-jacents libertaires que ceux qui avaient promu à travers l’émergence du web la participation de tous, la sagesse des foules ou la fin des hiérarchies. On sait ce qu’il est advenu : dans une dialectique caractéristique de la Silicon Valley, cette illusion autorégulatrice crypto-hippie a permis l’émergence d’un pouvoir économique et démocratique concentré comme jamais dans la main d’entreprises privées, l’explosion de la haine en ligne ou celle des fake news… et in fine rappelé le caractère indispensable de la régulation et de son corollaire institutionnel. De la même manière, le Web3 a vécu cette évolution en accéléré (et de manière plus confidentielle, à la fois sectoriellement – la finance – et en termes de diffusion, celle-ci ne s’étant pas étendue au grand public).
Jusqu’à la situation présente. Celle-ci a pour mérite de rappeler que la finance repose sur la confiance, et que la confiance repose sur des sous-jacents (et leurs protocoles, qu’il s’agisse du dollar ou du bitcoin) , mais aussi sur des acteurs, dont le cadre de régulation n’est pas le moins important des attributs. Qu’il s’agisse des Etats, des banques centrales, des banques ou des autres intermédiaires financiers, ces acteurs sont crédibles parce qu’ils sont régulés selon des normes imparfaites mais acceptées sinon connues de tous.
Last but not least , ces acteurs et ces règles ont une légitimité démocratique. Lors de mes années au sein du gouvernement, l’un des dirigeants du projet Diem (ex-Libra) m’en avait présenté l’intérêt en indiquant qu’il n’était pas normal de ne pas pouvoir transférer sans friction son argent d’un pays à un autre. Cette assertion est pour le moins questionnable. Que le fonctionnement actuel du système financier crée des rentes de situation pour certains intermédiaires lors des transferts internationaux, c’est probable (merci les fintechs) ; que la solution soit de créer une para-monnaie transnationale régie par une entreprise privée, c’est la négation de la souveraineté démocratique. C’est ce que j’avais caricaturalement résumé lors de mes années de ministre par la formule "une monnaie, cela va avec un parlement et une armée". Rappelons que le rôle premier du Parlement est de voter le budget, et que les sujets monétaires sont un attribut de la souveraineté économique – et donc stratégique - d’un pays.
Il apparaît pour autant essentiel de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Dans un temps qui laisse peu de place à la nuance, il serait étonnant que les tribulations en chaîne de plusieurs acteurs importants n’alimentent pas la cryptophobie d’une partie de la sphère politico-médiatique. Ce serait une erreur. D’abord, parce que l’affaire FTX n’a que peu de choses à voir avec les crypto-actifs eux-mêmes, leur intérêt ou les questions qu’ils peuvent poser. Il s’agit, au contraire, d’un cas de figure terriblement classique, d’une forme de scandale "Enron" au carré ou au cube, où ce qui est mis en cause n’est pas l’actif sous-jacent mais les pratiques d’un (de plusieurs, même) intermédiaire(s).
Ensuite, car les technologies blockchain et crypto représentent un potentiel d’innovation considérable. En garantissant l’authenticité des registres d’échanges et en désintermédiant une partie de ces derniers, elles pallient certains des défauts de confiance inhérents au fonctionnement du Web tel que nous le connaissons et pourraient permettre de significativement améliorer le caractère lean de nombreux processus historiquement très peu efficients (dans la finance ou le juridique, par exemple) – et donc coûteux.
Ira-t-on, pour autant, jusqu’au fameux Web3, c’est-à-dire une révolution d’une grande partie du Web, grâce à la généralisation de cette surcouche de confiance ? Qu’il soit permis à l’auteur de ces lignes de penser que c’est encore très incertain. Il faudra, pour cela, répondre à plusieurs défis non négligeables, aux premiers rangs desquels leur consommation énergétique, leur capacité à assurer des millions de transaction en temps réel ou encore leurs interactions avec les acteurs du bon vieux web 2.0 qui, eux, ont une forte tendance à la centralisation et ne présentent pas la même sécurité intrinsèque.
Mais ces impérities techniques des technologies actuelles et autres incertitudes ne doivent pas nous conduire à des conclusions hâtives : il serait contre-productif de se priver de leur potentiel en termes de confiance, d’efficacité et bien sûr de création d’emplois. Pire, l’Europe se tirerait une nouvelle fois une balle à rater un nouveau wagon technologique, alors qu’elle a les actifs pour en être un leader !
Bref, ce à quoi nous assistons relève finalement d’une dialectique très classique de l’innovation. Pour émerger, l’innovation a besoin de casser les règles et de sortir des sentiers battus – et normés. Pour se développer et sortir des cercles d’initiés, elle a besoin de confiance, donc de règles (sur le plus grand territoire possible) et de cadres. C’est au législateur de trouver le juste équilibre afin de créer les conditions de cette confiance sans empêcher l’innovation d’émerger et de se diffuser.
Cette dialectique, pour être indispensable, est loin d’être évidente. C’est d’autant plus vrai s’agissant des cryptos qui présentent, pour les régulateurs, une difficulté particulière : celle de mêler un sous-jacent financier en sus des technologies de blockchain utilisées (au premier rang desquelles Ethereum) avec des applications qui n’ont, elles, rien de financier (qu’il s’agisse des smart contracts ou de l’art numérique), créant des interactions croisées entre des champs de régulations historiquement séparés.
Les différents régulateurs, du gouvernement français (loi PACTE) aux institutions européennes (MICA) en passant par l’ACPR, l’AMF ou encore récemment l’ANJ sur le cas Sorare, ont fait de nombreux pas dans cette direction. Mais ces progrès sont encore largement insuffisants. Il nous faudra nécessairement aller encore beaucoup plus loin dans l’adaptation de nos cadres régulatoires et de leur mise en œuvre – probablement en introduisant une régulation asymétrique entre acteurs émergents et confirmés, certainement en s’assurant de son implémentation effective et uniforme sur le territoire européen. Dans ce cas, le monde de la crypto ne gagnera rien à s’y opposer frontalement, ou à se délocaliser à Dubaï pour tenter d’y échapper. Pour grandir, il a besoin de cette régulation.